Dans la série
Crayon Physics Deluxe CTB,
nous vous présentons...



Parce que quand on est monomaniaque fou furieux c'est pour la vie (youpi...), nous avons le grand plaisir de vous ré-imposer un gros pavé dans ta gueule, en se penchant ce mois-ci sur une série de jeux console, et pas des moindres puisque question longévité, qualité et célébrité, elle surpasse un peu près toutes les autres.







Logo qui varie un chouilla à chaque jeu...



... histoire de titiller les pulsions de fans psychopathes, comme si c'était déjà pas assez grave comme ça.



Une série, donc. Bah oui, ça peut sembler bizarre, mais contrairement au cinéma, les suites dans les jeux vidéo ont plutôt tendance à être une bonne nouvelle, simplement parce qu'un gros succès est souvent synonyme d'une idée de gameplay riche qui, par conséquent, demande d'elle-même à subir un maximum de variations - à être expérimentée de toutes les façons et par tous les bouts quoi. La salope.

Alors déjà, on va se mettre d'accord tout de suite. On se concentre bien :


Dans ces quelques 14 jeux vidéo sortis entre 1986 et le 11 décembre dernier, Zelda n'est en effet pas le petit garçon vert que vous contrôlez : lui, c'est Link (même si les jeux vous permettent de lui donner le nom de votre choix). Zelda, c'est la princesse que vous devez sauver. On la voit presque pas, on ne la dirige absolument jamais, et à part se faire enlever / ensorceler / plonger-dans-un-profond-sommeil, elle n'a pas un rôle dramatique très complexe (pour rester poli). Il y a même quelques jeux où elle est tout simplement pas là... Vous allez me dire c'est con pour une série d'avoir le nom d'un personnage qui en est quasiment absent. On peut se dire que c'est justement toute l'élégance de jeux profondément chevaleresques d'imposer d'emblée, pour horizon, l'idéal du romanesque, l'icône de la jeune fille promise.

On peut aussi se dire que le LSD faisait déjà des ravages dans les rangs d'une équipe qui venait tout juste d'infliger à la face du monde la vision d'un plombier sautant sur la tête de champignons en voyageant dans des tuyaux. Tu choisis.




Pixel Épique


La chose kawaï inquiétante, là, s'appelle Shigeru Miyamoto.

C'est, de très loin, la personne la plus connue de l'Histoire du jeu vidéo. C'est aussi la poule aux oeufs d'or d'une société, Nintendo, qui l'emploie depuis 1977 et qui ne vit que par lui : il part, elle meurt. C'est enfin un génie absolu qui révolutionne tous les deux-trois ans ce qui a été inventé jusque là, par des idées liées aux jeux (une façon de diriger un personnage, d'utiliser la caméra...) ou même par rapport au matériel lui-même (ce qu'il doit y avoir sur une manette, par exemple).

Si ça peut donner des repères, dans l'Histoire du cinéma, c'est un Griffith (le fondateur d'un classicisme) qui tournerait Hitchcock (l'expérimentateur phare de ce classicisme). Même si cela n'est jamais le fait d'un seul homme, on lui attribue souvent au minimum la création (ou du moins la codification définitive) de deux genres : la plate-forme (pour la 2D comme pour la 3D) et le jeu d'action-aventures. Le premier Zelda est le titre qui a "créé" cette dernière catégorie.

Alors forcément (vous êtes d'un prévisible...) vous vous demandez : qu'est-ce qu'un jeu d'action-d'aventure ? C'est, comme son nom ne l'indique pas, le mariage des deux genres que sont le RPG et le Jeu d'action : le "Jeu d'aventure" (dont Sylvain vous parlera d'ailleurs dans deux mois) ça a pas grand chose à voir, le terme est un fieffé faux ami.

Bon en fait, c'est encore plus tordu que ça parce que le "Jeu d'action" ca n'existe pas non plus, mais c'est simplement pour dire qu'à l'époque, l'action est propriété exclusive de genres très codés (le "Beat them all" par exemple, qui consiste à avancer tout droit en dégommant tout le monde), genres tout entiers façonnés autour d'elle, en fonction d'elle et pour elle : royalement servie par ces jeux qui subliment le défoulement bourrin, l'action n'a alors aucune raison d'aller se mélanger à quoi que ce soit. De l'autre côté, on a donc le "RPG" (jeu de rôle, grosso-modo) qui est ce genre très pointu et tactique : scénarisé à outrance, privilégiant la gestion réfléchie d'un équipement complexe et de points d'expérience, faisant de ses affrontements au tour à tour une question presque mathématique... bref, c'est juste l'exact opposé.

La question est donc très simple : comment marier les deux sans obtenir une simple tambouille ?



The Legend of Zelda (Nes, 1986)


Cette image ô combien esthétique est le tout premier écran du jeu : logo titre et texte d'intro, lancement de la partie, et... vous tombez directement sur ça. Pas d'indication particulière liée à l'endroit où vous êtes, ni à celui où vous devez aller ; votre inventaire est vide, la carte est vierge, et il n'y a personne autour de vous.

L'idée était en fait de pousser les enfants à communiquer entre eux, en prévision de passages bien plus complexes en fin de jeu pariant sur une coopération entre joueurs. Certes, cette première énigme (trouver une épée pour se défendre) sera vite résolue, puisqu'il suffit d'entrer dans la grotte en haut de l'écran, ce que feront 99% des joueurs d'instinct. Néanmoins, cette façon de démarrer sans filet, laissant au joueur perdu la liberté de son action, est révélatrice de ce qui a profondément motivé le jeu : « Je faisais une randonnée et j'ai trouvé un lac. C'était une grande surprise de tomber dessus. Quand j'ai voyagé à travers le pays sans carte, cherchant à trouver mon chemin, découvrant des choses extraordinaires sur ma route, j'ai réalisé le parfum d'aventure qui s'en dégageait ». Ce que décrit Miyamoto dans cet entretien consiste en une habitude qu'il a eu, enfant, de faire du stop et d'aller ainsi visiter au hasard les forêts voisines de Kyoto, découvrant parfois marais ou maisons abandonnées, rassemblant son courage pour traverser une grotte dans le noir sans savoir ce qui l'attendait de l'autre côté : bref, s'enthousiasmant du fait d'être d'abord perdu, d'affronter l'inconnu, mais aussi ensuite d'apprivoiser et de connaître l'endroit dans ses moindres recoins.


Un aperçu de la carte, par reconstitution des écrans mis bout-à bout, des quelques 46 pièces formant le dernier donjon de "The Legend of Zelda".
C'est donc la première matrice de Zelda : un "overworld" (forêts, grottes, plages, montagnes, lacs...) où l'on peut évoluer librement, et dont les ennemis rencontrés sont généralement une extension de peurs d'enfants (de petits animaux agrandis : araignées, chauves-souris, monstres à pinces sur la plage...).

La seconde face du jeu, ce sont les donjons : édifices indépendants qui possèdent leur propre carte, leur propre logique, leur propre esthétique et musique, souvent leur propres objets, et dans lesquels les casse-têtes et énigmes prennent une place prépondérante (même si leur richesse reste encore limitée dans ce premier opus, qui rabat plutôt sa difficulté sur un nombre important d'ennemis à tuer). Là encore, une origine connue : la maison familiale sévère du petit Miyamoto à Sonobe, labyrinthique et remplie de portes coulissante, aux peurs plus fantastiques (ici traduites en fantômes ou squelettes). Signature de la saga, ces donjons consistent en une succession de salles, dont beaucoup sont verrouillées, et dont il faut apprivoiser le schéma général (voir plus loin que le défi qu'impose chacune d'entre elle) pour finalement venir à bout de l'ensemble : le véritable puzzle, en somme, c'est la configuration de l'édifice lui-même. "Le donjon dans Zelda est une messe", lit-on souvent : complètement coupé du jeu, cloisonné, démonstratif et fier, il lance un défi explicite au joueur - on n'y rentre pas si l'on a pas deux heures devant soi.

L'équipe n'a à l'époque pas conscience du mélange de genres qu'elle est entrain d'effectuer, encore moins qu'elle est entrain d'en créer un. Cependant, sans le vouloir, elle a le bon réflexe de ne pas cloisonner le RPG et l'Action à l'un ou l'autre de ses pôles (donjons / overworld). Le tout se mêle constamment, et ce pour une bonne raison : ce qui décide de l'identité du jeu vient d'une problématique transversale complètement autre... En effet, à l'époque, Miyamoto développe Super Mario Bros et The Legend of Zelda en même temps, avec la même équipe, et c'est toute la société qui passe ses journées à faire le tri dans les idées et envies de son game designer (mais vraiment, officiellement : il y a chaque jour des débats pour savoir si tel élément de gameplay convient plus à un Mario ou à un Zelda), construisant petit à petit deux types de jeu distincts. A partir de ce qu'on sait des interviews, du contexte vidéo-ludique de l'époque, et de ce qu'on peut directement voir dans les jeux, il est possible de cerner la petite liste des principaux clivages décidés alors :



Le premier niveau de "Super Mario Bros"...


... et le début d'une partie de "The Legend of Zelda".
Mario (1985)
Plate-forme
Zelda (1986)
Action-Aventure
2D
Vu de profil
3D isométrique
Vu de haut
Linéaire
Déplacement de gauche à droite imposé (même pas de retour en arrière possible dans ce premier épisode) : chemin tracé à suivre.
Ouvert
Quatre points cardinaux possibles à chaque étape, la possibilité de partir ou de revenir, pas de carte : pousse à l'exploration du cadre.
Scrolling progressif
L'écran suit progressivement le joueur, se déplaçant avec lui de façon à ce qu'il reste toujours au centre, révélant ainsi les obstacles à venir de façon progressive.
Tableaux successifs
Chaque "carré" de terrain est étanche (les ennemis ne passent pas de l'un à l'autre) : l'espace est chapitré en étapes dont on peut avoir une approche isolée (une par une).
Sans interactions
Hormis la présence d'un toad après chaque boss, il n'y a que des ennemis muets.
 
Avec interactions
Même si extrêmement limitées dans ce premier épisode (deux lignes de texte maximum), elles comptent déjà marchands, "voleurs" et sages.
Items passifs
Objets qui font grandir, qui rendent invincibles, etc : qui ajoutent des attributs mais dont on ne maîtrise pas l'effet (d'ailleurs immédiat).
Items actifs
Présence d'un inventaire et d'objets que l'on choisit à une occasion donnée, et dont on déclenche l'action : arc, bombes, potions...
Réflexes
Gameplay du court-terme
Réflexion
Gameplay du long-terme
Arcade
Pas de sauvegarde pour Mario avant les versions SuperNes, dans les années 90 : le plaisir de jeu passe par l'apprentissage patient de niveaux difficiles par essais successifs.
Sauvegarde
Extrêmement rare à une époque où on utilisait plutôt des codes (un par niveau), elle permet de prendre en compte la personnalité du joueur (ce qu'il a décidé de visiter, d'amasser, etc.)
Gameplay pur
L'idée première (l'adresse du déplacement) est isolée et réaffirmée par l'intervention d'éléments extérieurs (ennemis en mouvement qui compliquent les sauts, limite de temps qui oblige à courir et à repenser les distances...)
Gameplay impur
Le jeu, fragmenté en combats, puzzles, labyrinthes ou gestion sommaire d'inventaire, est un tissage réfléchi d'éléments disparates - jeu dont l'identité réside au final dans la façon dont il a agencé cet agglomérat complexe.
Abstrait
Les éléments (ennemis, décors), bien que reconnaissables, sont agencés de manière aléatoire sans aucun sens, faisant ainsi ressortir l'essence "plate-forme" du jeu.
Figuratif
Bien que parfois fantastiques, les différents éléments sont agencés selon une cohérence (un réalisme) visant à donner une solidité et un sens à l'univers traversé par le joueur.
Bouffon
Entretien d'une distance
Sérieux
Entretien d'une identification


Avec le recul, du haut des deux séries, un tel listing peut sembler inutile : entre le petit elfe qui doit apprivoiser une carte dans son entier et le plombier qui cultive l'art des sauts, la différence apparaît flagrante. Ce n'est sûrement pas aussi évident pour le joueur de l'époque, qui a devant lui deux jeux finalement très proches graphiquement, construits autour d'un même objectif (sauver la princesse) sans réel scénario, et dont la construction (extérieurs / grottes secrètes / châteaux de fin de niveau) est semblable. Il suffit de se pencher sur Donkey Kong, jeu à peine plus vieux du même Miyamoto (1981), pour constater que le tri n'avait encore rien d'évident, la plupart des éléments plus tard dissociés (écran fixe, cohérence et proto-scénarisation du décor, mais aussi profil, réflexes, parodie) cohabitant harmonieusement dans un même jeu (vous pouvez en voir un aperçu ici). Les frontières du genre restent donc encore ambigües et fragiles...

Ce sera le boulot du second épisode de les consolider en les testant : si The Legend of Zelda posait les bases, comme on dessine un plan, The Adventure of Link vient foutre un gros coup dedans pour voir si ça tient toujours debout...


The Adventure of Link (Nes, 1987)


Dans le premier épisode, vous deviez retrouver des morceaux de la Triforce, une espèce de relique mythologique ; là, nouveauté bonus, votre princesse roupille pour l'éternité. Mais à la limite on s'en fout un peu... Parce que les plus attentifs d'entre vous auront d'emblée remarqué un truc pas net : c'est en 2D, c'est de profil et (mais ça vous pouvez pas le deviner) c'est en scrolling. MAIS GRANDS DIEUX (vous exclamez-vous), QUE S'EST-IL PASSÉ ?!??

Je comprend tellement ce que tu ressens. Je vais te faire une tisane...

Faut pas croire que vous êtes les seuls à pleurer votre désarroi jusqu'à en faire dégorger les égouts : cet épisode reste de loin le plus mal aimé de toute la saga, le vilain petit canard. Evidemment, à cause de ça, il aussi une large nébuleuse de fans qui s'est formée en réaction, comme une espèce de secte vidéoludique obscure... Et comme certains d'entre eux l'ont très justement fait remarquer, il est effectivement un peu bête de renier, sous prétexte qu'il ne rentre par dans les "canons" de la saga Zelda, un jeu qui reste l'un des plus denses et réussis jamais sortis sur Nes !

Petite séance d'exorcisme, donc : voici les trois points que cet épisode a osééé modifier...

1) Retour de la 2D et de la plate-forme : on peut sauter, par exemple. Les combats prennent cette nouveauté en compte, modifiant allègrement le gameplay lié à l'action dans le jeu, désormais central.
2) Retour du RPG "pur" : magie et points d'expérience (permettant d'acheter des sorts, ou même de la vie) font leur apparition, ainsi qu'un système de rencontres aléatoire avec les ennemis sur une carte vaste et vide.
3) OH MON DIEU des gens partout : votre solitude profonde et héroïque saturée de personnages qui ont tous la même gueule, qui vous font chier avec des phrases de trois lignes, et dont vous êtes obligés de satisfaire les quêtes pour débloquer de nouveaux accès et avancer dans le jeu.

Voilà, va de retro satanas et tout ça. Le problème...
Et ben le problème c'est qu'en ouvrant un peu les yeux, on s'aperçoit qu'à moyen et long terme, ces trois "trahisons" indéfendables ont redessiné les contours de la saga toute entière :

1) Le système de combat au millimètre, un des plus riches et précis jamais inventés pour la 2D (toujours deux boutons, et pourtant un nombre incalculable de façons de parer ou de donner les coups) constituera un apport salvateur lorsqu'il faudra gérer l'action des épisodes 3D et de leurs personnages entiers.
2) La magie et sa jauge s'intègreront d'emblée aux épisodes suivants ; la plaine vide sera elle la grande "invention" (et du coup pas tant que ça) d'Ocarina of Time, considéré comme le meilleur opus de la série.
3) Les rencontres et petites quêtes, quant à elles, iront presque jusqu'à phagocyter certains des épisodes les plus récents, devenant la définition même de ce qui fait un jeu Zelda et sa chaleur.

Alors certes, les fans ne sont pas (que) décérébrés, et leur indignation est justement intéressante puisqu'elle nous pousse à prendre en compte les petits détails qui pourraient paraître moins importants...


Le labyrinthe de la montagne, exemple typique de la difficulté, de l'étendue, et de l'abstraction de ce deuxième opus : chaque trou noir représente l'entrée d'une grotte infectée d'ennemis, et même avec ce dézoom reconstitué que le jeu ne permet pas, impossible de voir où est la sortie...
Le premier est la difficulté : si élevée en fait, dans cet épisode, que le jeu était vendu avec le numéro d'une hotline chargée de vous sortir des impasses. C'est une époque de transition : ce que la capacité grandissante des machines permet peu à peu (une carte plus vaste, des jeux plus longs, une mutiplication de personnages et de décors...), le joueur veut y accéder sans tarder ; et si celui-ci est encore loin des feignasses d'aujourd'hui qui se découragent après 10 secondes devant un putain d'obstacle, provoquant la sortie en série de mini-jeux casual-game pitoyables comme Crayon Physics Deluxe, il est évident que le jeu génère trop de frustration en proportion de ce qu'il promet de découvertes. Ainsi, comme par réaction, tout ce qui n'est pas lié à l'action pure reprendra le leadership dans les épisodes suivants, et ce pour le reste de la saga.

Le second "détail" est la normalisation : The Adventure of Link tend en effet à re-glisser doucement vers des codes connus et sûrs, ceux du RPG notamment, ou encore vers la plate-forme (plusieurs passages sont quasiment décalqués sur Mario). Cette mutation donne l'impression un peu désagréable d'un jeu qui rentre dans le rang, comme on se calmerait après s'être autorisé une folie... Il est pourtant évident, avec le recul, que Miyamoto ne fait alors que s'amuser à expérimenter diverses idées ; mais ce que va apprendre Nintendo avec ce jeu, c'est qu'on n'utilise pas n'importe quelle licence pour faire ses recherches. La société a visiblement sous-estimé l'attachement des fans à ce nouveau genre (l'action-aventure) et à son goût particulier : créé par une équipe en partie différente de celle des autres opus, déséquilibré et un peu instable dans sa forme, The Adventure of Link a parfois paradoxalement l'air d'un Zelda d'avant le premier épisode, comme cherchant et tâtonnant pour rien des règles que le jeu originel n'avait eu aucun mal à définir avec fermeté.

Et troisième point, le plus important selon moi : les atteintes portées au réalisme. Oui oui, vous avez bien lu, l'image toute pixélisée en haut de page vient d'un jeu "réaliste". C'est une sentence éternelle de Miyamoto rabâchée à ses équipes lors de la conception des jeux (rapportée lors d'une conférence US) : « Zelda is a game that values reality over realism » (attention, en terminologie française, il faut comprendre quelque chose comme "la sensation de réalité prime sur le mimétisme" ou "sur le naturalisme"). Or, dans The Adventure of Link, de nombreux éléments viennent extraire de cette immersion souhaitée : les déplacements (seuls passages vus de haut) sur une carte quadrillée symbolique et abstraite, les villageois fonctionnels tous semblables d'aspect, la gestion froidement mathématique des points d'expérience (notamment "l'achat" de puissance ou de magie, même en plein milieu d'un donjon) ; tout rappelle au joueur son statut... de joueur.


Mario n'est pas loin, le "Beat them all" non plus...
Et c'est là qu'on comprend combien le fait que cette saga soit née à l'époque 8 bits (Nintedo Nes, Sega Master System...) lui a été bénéfique. Comment en effet, sans séquences cinématiques, sans scénarisation poussée ni prouesses graphiques, recréer un sentiment épique avec 3 pixels - quand rien, absolument rien, ne permet d'imiter platement la surface des choses ? Par sa médiocrité, la carte immense de The Adventure of Link en est un bon exemple... Car si elle donne l'impression fraiche de parcourir un monde sans limites, elle manque cruellement d'une cohérence, non pas issue de ce que "devrait" être un paysage (une disposition crédible), mais d'une construction qui serait entièrement pensée en fonction de l'expérience de jeu : entretien d'une sensation d'inconnu et de défloration de l'espace, pouvoir d'allusion aux dangers et secrets alentours. C'est de ce travail, et de lui seul, que va venir l'immersion : le reste c'est de la poudre aux yeux ! Et parce que si tu lis ceci tu es sans doutes chômeur, je teste juste pour voir si quelqu'un est encore là : la réaction 2D-3He est optimale à une température bien plus élevée, et la combustion à la température optimale pour 2D-2D peut être faible ; il semble donc raisonnable de supposer que 3T va brûler, mais pas 3He, et que l’énergie ainsi libérée va s’ajouter à celle de la réaction. L’énergie de fusion 2D-2D sera donc Efus = (4,03+17,6+3,27)/2 = 12,5 MeV, et celle des particules chargées Ech = (4,03+3,5+0,82)/2 = 4,2 MeV (je sais pas si tu te rends compte quand-même, mais grâce à moi, tu viens d'apprendre à manier la fusion nucléaire petit coquinou ; fais-en bon usage).

Bref, avec ces deux premiers jeux, Zelda aura appris, par adhésion comme par rejet, à définir ce qui est "Zeda-esque" et ce qui ne l'est pas. Les codes sont fermement posés, la licence est solide, les concepteurs ont appris à faire naître un souffle épique des seuls mécanismes de jeu : la saga va pouvoir se mettre à déchirer sa reum.




Link Ta Mère


Aaaaah, l'âge d'or des consoles 2D ! Ces jeux matures au graphisme mimi comme tout qui se tapaient du photoréalisme comme de leur première chemise, adultes en diable et superbement longs ; tout un monde de diversité et de perfection reposée qui faisait mine d'ignorer que d'ici quelques années, la 3D allait arriver et tout foutre en l'air...

Aaaaaaaah ma bonne dame... La Super Nes. Putain, quoi... La Super Nes...

A Link to the Past (Super Nes, 1991)


Et là vous me dites : Link a les cheveux roses.
Bordel mais que c'est bas d'attaquer les jeux sur ce genre de choses...

Mise à part cette incroyable faute de goût proprement historique (et qui n'a toujours pas, à ce jour, trouvé d'explication crédible), A Link to the Past, attendu et pré-adoré, arrive donc sur le marché comme un empereur rentrerait à la maison. Notre jeune Zelda, qui a toujours su se mettre dans les situations les plus pratiques, est sur la liste d'une série de jeune filles qu'un vil "sorcier" (un moine au Japon, eeeet oui l'Europe censure !) sacrifie dans la joie et la bonne humeur.


Shazaaaaaaaam : le passage bloqué dans une première dimension est ouvert et libre dans l'autre.
D'emblée, le jeu affiche son camp : c'est d'évidence le premier opus et sa vue de haut qui ont servi de modèle, au bonheur des fans de l'époque. A tel point, en fait, que l'on a d'abord l'impression d'un simple remake "graphique", comme si on avait simplement optimisé l'affichage... Mais tu es naïf lecteur car c'est une feinte AH T'AS L'AIR CON MAINTENANT ! C'est même très malin en fait : la carte du monde vous est disponible dès le début, bien complète et bien sage, et les différentes quêtes vous la font rapidement parcourir de bout en bout. Forcément, la chose provoque une certaine frustration : aucun rapport de séduction ou de mystère n'est entretenu avec les lieux, et l'on a presque l'impression que les concepteurs se contentent de nous faire visiter, tous fiers, le gros dessin qu'ils ont mis quatre ans à faire.

Vous voilà donc partis au travail, sur fond d'un pitch héroïc-fantasy basique : le joueur remplit les objectifs qui lui sont fixés, récupère les objets voulus, et a l'impression d'approcher la fin du jeu. Or soudain, rebondissement, on lui dévoile l'existence d'un univers parallèle : la même carte, ou presque, où évolue un tout autre monde et ses multiples donjons. En gros, d'un seul coup, ce qui semblait être le jeu se révèle n'en constituer que le préambule ! L'espace fait plus que se dédoubler, il se démultiplie : baigné dans l'eau à tel endroit du premier monde, vous vous retrouvez debout sur une petite île inaccessible dans le second ! Les liens infinis entre les deux cartes, cette dialectisation puissante de l'espace (ouuuuh le joli petit terme snob !), donnent au joueur l'impression vertigineuse d'une impossibilité à venir à bout d'un univers qui s'étend et se complexifie d'avantage à chaque fois qu'il pénètre un peu plus en son sein.

Bref, c'est la première façon dont Nintendo aura réussi à renouveler son "parfait" concept de jeu, qui aurait sinon commencé à tourner en rond : y apposer une idée de gameplay qui le transcende de bout en bout, et tirer de ce mariage une nouvelle dimension épique et narrative. Et là je vous vois plisser le sourcil droit d'un air suspicieux : comment peut-on créer une narration à partir du gameplay ? Quel honteux manque de confiance... Je pourrais vous faire remarquer que le cinéma s'en sort très bien pour créer une narration par la mise en scène, alors pourquoi pas les jeux par le gameplay, mais parce que je suis d'humeur jolie, un exemple !



Le petit coin de forêt où repose l'épée offerte, juste avant que tout se gâte...
ÉTAPE 1. La princesse Zelda, cachée dans une église (lâââche !), vous envoie à un sage qui vous demande d'obtenir 3 pendentifs (en gros, d'aller finir trois donjons). Ca, c'est le pitch. Le jeu vous envoie partout chercher objets ou personnages... sauf dans la forêt. Alors forcément, le joueur est curieux et y passe de longs moments. Et vous découvrez vite que dans la forêt se cache Excalibur, et que seule la personne détenant les trois pendentifs peut la retirer de son socle. Résultat : armé d'une petite épée ridicule, vous êtes motivés dans votre quête par cette récompense promise.

ÉTAPE 2. Les développeurs savent que la première chose que va faire le joueur, en ayant obtenu la 3è pendentif, est de filer au fond de la forêt chercher sa "récompense". Dès que vous avez glorieusement retiré l'épée, le jeu lance un script : la princesse, qui vous parle par télépathie, a été trouvée et est entrain de se faire enlever pour être sacrifiée comme les autres jeunes filles. Or, vous, vous êtes trèèès loin de sa cachette. Réalisant qu'il l'avait complètement oublié, le joueur file à toute allure à l'église : elle n'est plus là, un quasi-trépassé vous apprend qu'elle est déjà au château. Par ce détour "inutile", le jeu vous presse, vous donnant l'impression que vous êtes en retard, vous poussant à filer à toute allure (alors que concrètement, il n'y a aucune limite de temps).

ÉTAPE 3. Attention, faut suivre : l'épée Excalibur a un pouvoir (hérité des premiers jeux), une sorte de jet de flamme magique très puissant qui ne fonctionne que lorsque vous avez toutes vos vies. Or le joueur sort tout juste d'un donjon, où il a obtenu un fragment de cœur : il a logiquement toutes ses vies. Mais le jeu ne l'a pas informé de cette nouvelle "fonction", et vous vous retrouvez surpuissant sans savoir pourquoi... De plus, le château occupé (votre tout premier donjon, qui vous avait semblé si dur en ouverture du jeu, quand vous n'aviez aucun équipement - mais ça vous n'en avez évidemment pas conscience, il ne vous reste que le souvenir de la difficulté) se traverse désormais comme du gruyère. Et contrairement aux autres donjons, la tour du château où vous pénétrez est complètement linéaire : une salle débouche sur une autre, vous n'avez jamais plus d'un choix de direction disponible, même si la disposition alambiquée des salles fait que vous ne vous en rendez pas compte.
RÉSULTAT. On résume en se foutant dans la peau du joueur : apprenant que la princesse se fait enlever, vous culpabilisez et filez tout droit au château, que vous traversez super facilement en détruisant tout ennemi sur votre passage (sans vraiment savoir comment, donc), en avançant constamment, sans vous jamais avoir à vous arrêter pour réfléchir : comme si, en somme, vous traversiez à la bucheronne l'épreuve délicate qui vous était posée. L'impression qui domine alors, c'est évidemment celui du petit elfe qui, fou de rage, détruit tout sur son passage dans son obsession folle de retrouver la princesse à temps, ses capacités de frappe semblant parler pour la colère qui l'anime. Evidemment, le joueur pris en faute (puisqu'il avait oublié le postulat scénaristique jusqu'ici très effacé qu'était la princesse) s'identifie immédiatement, sans prendre un instant conscience de la manipulation culpabilisatrice dont il a été l'objet...


L'un des derniers donjons : l'envie un peu prétentieuse de faire toujours plus complexe mène à des édifices de plus en plus baroques et absurdes.
Or, concrètement, qu'a fait le jeu ? Vous transmettre une phrase de la princesse au moment où vous retirez l'épée, ne pas vous expliquer le fonctionnement de celle-ci, et poser un donjon linéaire au sommet du niveau visité en ouverture. Voilà : trois choix de gameplay très simples et a priori anodins qui déploient une ample narration.

Il y a tant à dire sur ce jeu démesuré... A commencer par les donjons qui, eux aussi traversés d'idées de gameplay exploitées jusqu'à leur dernière goutte (la chute dans un trou qui fait atterrir à l'étage inférieur, par exemple), déploient une virtuosité hallucinante. L'overword change aussi de satut, désormais plus seulement "traversé" : la difficulté croissante des donjons oblige à ne pas les enchaîner et à avancer lentement, à explorer et à mériter la carte pour trouver les objets ou faire les rencontres qui rendront plus fort, et du coup à s'attacher à certains lieux ou personnages (d'ailleurs bien moins abstraits, et plus forcément cantonnés au village). Les grottes secrètes, autrefois introuvables à moins de "tester" tous les arbres ou murs rencontrés (oui oui, y a des fans qui l'ont fait), sont désormais suggérées, poussant à explorer d'avantage. On pourrait encore évoquer la vision à hauteur d'enfant qui agit toujours en discrétion et profondeur (la maison familiale placée en plein centre de la carte, les montagnes qu'on gravit à l'échelle et pourtant si absurdement hautes qu'on perçoit de leur sommet, par quelques failles, un mondes de forêts et de nuages s'étendant sous elles)... Bref, on pourrait écrire des tartines, mais on perdrait les 1,5 lecteurs qui lisent encore donc on va en rester là.


Link's Awakening (GameBoy, 1993)


Succès oblige, la saga se doit forcément de posséder son épisode GameBoy. Pour les sombres enfants qui lisaient au lieu de jouer à la console étant petits, la GameBoy est une petite console portable aux contrôles limités (deux boutons, comme la NES), à la puissance ridicule (à la base c'est prévu pour faire tourner Tetris) et aux graphismes noir et blanc.

«
Link's Awakening c'est un délire bizarre de Link qui est en train de se noyer. (...) S'il ne se réveille pas, il meurt. C'est simple en soi (et déjà fait), mais la façon dont c'est présenté change tout. Les gags avec les personnages, les anachronismes, les décalages, Marine qui dit qu'elle préfère être morte car elle sera libre, c'est comme un poème absurde mais magnifiquement cohérent. C'est le Bateau Ivre, quoi, on est pas sûr de tout saisir mais c'est génial. »
Simbabbad, GP

Oui parce que je vais pas me faire chier non plus, moi : chaque fois que vous verrez "GP", ce sera une citation des forums GrosPixels, ca m'évitera d'avoir à me creuser le crâne. Le jeune homme ci-dessus peut vous sembler lyrique, mais franchement il y a de quoi : au delà de faire cracher ses tripes à la petite console (à la couleur près, on croirait voir l'épisode SuperNes...), le jeu est très bêtement considéré par les (vrais) fans (sérieux) comme le meilleur de tous.

Extrait du livret-notice fourni avec A Link to the Past, long texte qu'aucun des joueurs de l'époque, pressés de jouer, ne s'était embêté à lire...
Et plus concrètement ?

Concrètement, le jeu reprend beaucoup d'A Link to the Past visuellement (l'aspect légèrement cartoon). Le pitch change enfin, lui : naufragé sur une île inconnue où les monstres s'agitent depuis son arrivée, Link doit retrouver sept instruments mystérieux pour pouvoir repartir.

Pour le reste, on peut lister les points communs avec l'opus précédent sur trois pages (et d'ailleurs je vais de ce pas...) mais les joueurs attentifs (c'est bien) noteront vite un manque : où est l'idée de gameplay qui va transcender le programme habituel, qui va donner au jeu son identité ? Pas de monde parallèle ici. Rien de particulier, les commandes sont les mêmes, la structure idem.

Et bien justement, c'est la deuxième voie que va explorer Nintendo : dans ce jeu, pour réveiller le programme de base, l'équipe va tenter d'en passer par... le scénario. On l'avait presque oublié, celui-là, hein ? Jusqu'ici, la saga s'était contentée d'objectifs : sauver la princesse, réunir les fragments de Triforce, le tout agrémenté de quelques fioritures. Les Zelda étaient certes accompagnés de livrets qui, à force de textes et de dessins (souvent hideux d'ailleurs...), tentaient de donner de l'étoffe à l'expérience de jeu : l'épaisse notice d'A Link to the Past reste d'ailleurs légendaire pour son tartinage excessif (ça nous rappelle quelqu'un, tiens...). Mais ces textes ne posaient qu'un arrière-plan, un prologue (les légendes et mythologies du monde parcouru), ça racontait parfois le tout début du jeu mais rien de plus... Bref, de la gonflette sans grande incidence sur l'ensemble.

Et ben c'est pourtant par les notices que le changement va s'opérer : par Yoshiaki Koizumi plus précisément (je vous met pas sa photo hein, y ont tous la même tête de toute façon ma bonne dame), homme paradoxalement méconnu des fans. Laissons le monsieur nous expliquer (interview intégrale ici) :

« La situation est totalement différente à présent, il y a tant de gens à tant de postes différents... Mais à l'époque, les personnes écrivant le manuel devenaient souvent celles en charge du gros de l'histoire du jeu. Mon premier vrai travail sur un jeu fut Link's Awakening, mais en même temps, j'étais arrivé dessus pour écrire le manuel, comme je l'avais fait sur les opus précédents. Il n'avaient rien prévu. Donc j'ai fini par créer l'histoire entière pour m'adapter au jeu. Le rêve, l'île, tout est de moi... Et ce fut donc ma première expérience de ce qu'on appellerait aujourd'hui "event designer" (~scénariste, grosso-modo). Il n'y avait alors pas tant d'experts en ce domaine, donc j'avais réellement carte blanche, tant que je ne contrariais pas Miyamoto. »

Hérésiiie, une vue de dos : la discussion gênée avec Marine, long plan virant au monologue loufoque... Une cinématique ?
Le scénario a donc découlé de la notice censée le résumer, s'accolant aux donjons et à la carte déjà en préparation (jusque là fabriqués "à vide"). Oui, c'est complètement absurde. Mais en fait, c'est surtout révélateur (ouaaah, bonus !) : la scénarisation ne consistera jamais à calquer une histoire toute faite sur le déroulement général du jeu ; celui-ci doit garder sa non-linéarité, sa construction overworld/donjons, sa façon de confronter le joueur au terrain et aux énigmes... En gros, tout comme les mondes parallèles dans A Link to the Past, le "scénario" de Link's Awakening est une idée d'ensemble qui traverse et transforme la totalité des éléments du jeu, une sorte de contexte chargeant chacune des étapes d'une couleur émue.

Pas besoin de spoiler ici le fin mot de l'histoire. Car au-delà de l'idée elle-même, c'est surtout la manière dont elle est semée qui importe : ici dans un dialogue, là dans la construction d'un décor, et même très rarement dans ce qui ressemble à des "cinématiques". Il y avait déjà des passages purement passifs dans le précédent opus, mais ils servaient à mettre en scène les retournements de gameplay (la découverte de l'autre dimension, par exemple). A l'opposé, le joli pas-de-côté (graphique, rythmique) que constitue la célèbre scène à la plage ne sert qu'à faire évoluer l'atmosphère d'un jeu qui n'a prosaïquement pas besoin d'elle. Attention, il n'est pas question de crier au génie (je suis pas vendu à ce point - quoique...), mais simplement de comprendre la gueule qu'auront à partir de ce jeu les scénarios chez Zelda, et surtout les liens qu'ils vont garder avec l'épure des premiers épisodes :

L'ouverture des deux jeux : une quasi-photocopie, et pourtant, déjà, beaucoup d'éléments diffèrent.
« Quand on pense au pitch "Sauvez la princesse" comme à une invention de Miyamoto, je ne le conçois pas tant comme histoire que comme but. C'est une façon de créer une situation. Il n'est pas nécessaire d'avoir une construction et une résolution plus profondes, comme dans un roman. C'est juste une situation qui motive de le joueur. Au-delà de cette petite nuance, ça ne veut pas dire du tout que je ne m'intéresse pas à l'histoire. C'est juste qu'en tant que designer, mes priorités sont un peu différentes. J'ai tendance à transmettre l'émotion par des moyens légèrement déviés plutôt qu'en la reliant uniquement au type de narration plus évident qu'évoque en nous le concept d'intrigue. » (oui, c'est toujours le monsieur pas connu aux notices qui parle)

Du coup, les éléments VRAIMENT scénaristiques restent très rares, même s'ils ont valeur de récompense après une épreuve difficile, ce qui leur confère une certaine importance. Mais c'est d'avantage la thématique du jeu (l'idée de scénario générale, quoi) qui influe sur lui (ou qui s'est en tout cas modelée en fonction de lui, vu la genèse tordue du truc).

A quoi ça se sent ? A première vue, à rien : Link's Awakening et A Link to the Past se la jouent jumeaux. Mais cette base commune ne fait finalement que mieux marquer leurs différences... Le jeu Gameboy est déjà plus intime : cadres serrés et cloisonnés, espaces ramassés, deux villages mais un petit nombre d'habitants familiers et récurrents... Paradoxalement, le terrain compressé, très dense en informations, n'a jamais autant respiré ce petit parfum d'inconnu. La carte, grisée, n'affiche en effet que les cases déjà visitées, et on ne sait jamais ce qui attend deux carrés plus loin : la suite de la forêt ? une plage ? une montagne entière ? Parcouru d'obstacles bloquant l'exploration de la plupart des zones, le jeu gère à la perfection la révélation et l'appropriation progressive d'une carte que les habitants peuvent traverser sans vous, appuyant l'idée d'un monde vivant et préexistant à votre venue : apprendre vous aussi à le faire vôtre rend le terrain, une fois dompté, étrangement attachant et familier. Les échanges d'objets de personnage à personnage (ca deviendra une constante dès les jeux suivant) achève de renforcer l'idée d'une communauté éparpillée mais soudée, et réactive à votre passage.

Un exemple d'intrusion décomplexée de la 2D (et de l'humour débile !)
La deuxième intimité est celle que vous partagez avec le jeu lui-même : léger, versatile, volontiers absurde, c'est le premier Zelda à se décrisper un brin. Accumulant les références (aux précédents Zelda, mais aussi à Mario, à Kirby...), aérant son gameplay de friandises (petites phases 2D, possibilité de sauter, combination d'objets...), fourmillant de petits écarts (jeu de pêche, possibilité de voler à l'étalage !), il envoie également valdinguer toute la mythologie : pas de princesse Zelda, pas d'Hyrule, pas de Ganon à battre, rien. Les allusions sont nombreuses : le nom de Zelda cité, certains visages évocateurs. Le jeu ne se positionne ainsi pas contre la saga, mais le tout semble tout de même s'auto-proclamer épisode de vacances...

C'est ainsi que le scénario prend possession du jeu, l'air de rien : cette familiarité qu'on installe sur tous les plans, cette aisance (celle d'un "jeu pour rire" à l'humour omniprésent) prennent une teinte méchamment amère au fur et à mesure que l'enjeu de votre quête (spoileeers...) se fait plus clair (surtout que l'ensemble continue alors gaiment à déconner comme si de rien n'était). Les boss ont pour une fois une raison légitime de défendre leur territoire, et l'anathème furieux du dernier d'entre eux ne laisse pas indifférent : plus vous avancez dans ce monde, plus vous apprenez à le connaître, à l'apprécier... et plus vous précipitez sa disparition. C'est la grande idée de scénario de Link's Awakening, ce grand écart entre une frivolité assumée et une mélancolie profonde qui emporte tout sur son passage, d'autant plus efficace qu'elle offre un miroir parfait à l'expérience du joueur qui, plongé dans un univers immersif, va lui aussi bien devoir terminer le jeu.




Et bah voilà, avec cette double recette magique, Nintendo sait désormais renouveler son jeu culte sans jamais en trahir le concept de base. Je sais, c'est beau... Mais parce que les français nos amis seront toujours là pour gâcher ce que le monde a de plus précieux et rendre chiant ce que la planète a de plus passionnant, cette glorieuse apothéose du Zelda isométrique se voit entachée de deux grosses merdasses abjectes nazies.


En effet, suite à un sombre problème de contrat, Phillips (qui à cette époque croit pouvoir imposer son CD-I pourrave contre le CD-Rom ; oui vous avez bien lu...) possède la licence de la saga, et peut faire ce que bon lui semble des personnages, de l'univers, etc. Ca donnera trois jeux absolument honteux : le doublé Link : The face of evil / Zelda : The Wand of Gamelon (1992) et Zelda's Adventure (1994). Ou comment déféquer sur une légende, mais je laisse un spécialiste des jeux de merde vous en parler (vidéos ci-dessus) : c'est en anglais mais très facile à comprendre, et puis il faut savoir se confronter au pire. On peut se consoler en se disant qu'au moins, ça apprend à apprécier encore d'avantage les vrais jeux... Mais quand même, LA HONTE, quoi. Franchement, les français... La honte.

Putain, ca me rend tellement triste que je vais aller sacrifier un coq.





Le meilleur jeu du monde (et l'autre)


Comment résumer le sentiment des joueurs pré-pubères de tout l'occident après 5 ans d'attente ? Quelque chose comme ON VA ENFIN POUVOIR SE LA PÉTER et ce malgré un amour respectueux pour les épisodes précéBORDEL ON A SUPPORTÉ DU CARTOON 10 ANS, ÇA SUFFIT capacité d'immersion promise JE VAIS ÊTRE UN PUTAIN D'ELFE ! offerte, à portée de maCOMME SI C'ETAIT EN VRAAAII !!!!! ... Une ambiance de groupies, quoi.


Ocarina Of Time (Nintendo 64, 1998)


Ne jugeons pas : il faut comprendre le fan boutonneux. C'est une époque charnière, quelque chose d'équivalent à ce qu'a été, au cinéma, le passage du muet au parlant : une modification brutale des règles qui envoie tout valser, qui tue certains genres et en fait naître d'autres, qui redéfinit complètement la façon de penser un jeu... Je vous présente la 3D.

Parce qu'on a sans doute pas été assez féministes dans cet article, une petite pub (d'ailleurs rapidement censurée) de l'époque...
Mondialement observés, les différents game-designers tentent donc d'adapter leurs franchises à ce nouveau moyen d'expression. Miyamoto a déjà réussi haut la main son test avec Mario 64, mais l'atmosphère était alors différente : on attendait le japonais au tournant dans une logique de défi à relever, de prouesse. Zelda, qui trimballe avec lui tout un bagage émotif, est une autre paire de manches : bercé par une approche immersive depuis ses tendres débuts, la saga a enfin la possibilité sur le plan technique de se confronter à un réalisme "pur", débarrassé de ses détours les plus voyants (le cartoon en premier lieu). Plus que la possibilité, le studio en a en fait quasiment l'obligation : c'est ce que les fans demandent et attendent depuis des années, et ce désir d'identification général s'assimile à un ordre.

Le travail est absolument titanesque : certes, le jeu fait comme d'habitude la synthèse des opus précédents, mais pour le gros du boulot tout est à réinventer. TOUT : les contrôles, le point de vue, les combats (qui font leur grand retour au premier plan), la structure du terrain, la fonctionnement des donjons, l'esthétique générale, où poser la limite entre réalisme et surnaturel face à ces images devenues mimétiques... Sortant enfin après de multiples retards et reports (sans parler du chaos des pré-commandes, une première : plus une cartouche disponible un mois avant sa sortie !), le jeu est acclamé au-delà de toute espérance, sur-noté dans toutes les revues, relançant à lui seul l'achat de consoles N64, déchaînant une fan-mania impressionnante et inquiétante : c'est "le meilleur jeu du monde", comme on le lit partout, c'est décidé et non négociable, on a jamais fait et on ne fera jamais mieux. Onze ans plus tard, que reste-t-il de cette folie ?

L'écran titre du jeu - pas peu fier de son coup - qui, aux gamins bavant à l'idée d'aller tâter le fer, propose comme toutes
premières images, après cinq ans d'attente tendue, la vision mélancolique et pas pressée de Link chevauchant tout seul à l'aube.

Ocarina of Time c'est d'abord une histoire, celle de Link, petit garçon habitant au milieu de la forêt parmi un peuple d'enfants qui ne grandissent pas, croyant être l'un des leurs. Mais Link est différent : il vieillit, il fait des cauchemars prémonitoires de princesses en fuite, et il n'a pas de fée, contrairement aux autres gamins. Le jeu commence le jour où il en reçoit une : c'est le début d'une mission qui va l'amener au cœur des évènements, au moment exact où l'état du monde vire au chaos général. Un sort le plonge dans un profond sommeil, et Link se réveille sept ans plus tard : il est adolescent, il est seul, et en sortant de son temple protecteur, il découvre un monde en ruines...

Voilà pour le pitch. Pour le reste, on va pas faire traîner le suspens : Ocarina of Time est un jeu à l'importance et influence réelle dans l'Histoire du jeu vidéo. Mais la gloire du jeu, notamment par rapport aux épisodes plus décalés qui ont suivi, a avec le temps subi de nombreuses attaques : trop carré, trop académique, a-t-on pu lire sur les forums pointus. Et là j'interviens, parce qu'il faut quand même pas déconner mémé dans les orties qui se fout de la charité non plus : on va reprendre ça point par point (oui, ca va être long, miam !) et en profiter pour découvrir le jeu.

Une des rarissimes vues de haut en ouverture du jeu, dans le chambre que l'enfant doit quitter, comme un dernier clin d'œil d'adieu à l'ère isométrique.
Ocarina of Time est un gros pompage d'A Link to the Past, un portage 3D décalqué.
Oui et non... Il est évident que l'un des fantasmes que réalise le jeu est de reconstituer, enfin, un univers qu'on n'avait jusque là expérimenté qu'à coups de gros pixels. Mais au delà, seule la ressemblance de structure a la gueule d'un rempompage feignasse : trois petits donjons et hop, surprise, l'accès à un jeu bien plus long et vaste dans un monde transformé. Pour le reste, les différents éléments repris (certains lieux, quelques personnages) ne sont que la continuation normale de la saga...

Encore la même histoire de princesse à sauver...
Alors là c'est n’importe quoi (et je m'insurge), parce que c'est juste FAUX. Comme les deux épisodes précédents, Ocarina of Time cherche un moyen de se créer une identité, et opte du coup pour ce qui s'avère être à la fois une idée de gameplay et de scénario : les allers-retours possibles entre enfance et adolescence. Concrètement, le jeu vous offre rapidement un ocarina (le fameux "ocarina of time") qui vous permet de voyager entre passé et futur : il faut alors savoir sauter de l'un à l'autre, utiliser les atouts de l'enfant ou de l'adulte, se confronter aux évènements avant ou après la catastrophe. Mais c'est surtout émotionnellement que le jeu utilise cet outil : retrouvailles avec les personnes connues enfant qui ne vous reconnaissent pas, qui ont changé, qui vont disparaître... Dans tout ce marasme, la princesse Zelda, jamais prisonnière ni à sauver ni quoi que ce soit, se débrouille très bien toute seule.

Plus que jamais dans la saga, les allusions à la Trinité pulullent...
Ouais bon, mais ça reste très classique, ce truc !
C'est vrai. C'est même sans doute le jeu le plus hiératique de la saga. Pour résumer, l'univers est un mix des thématiques les plus clichées de l'héroïc fantasy mêlées à l'imagerie chrétienne et à la mythologie grecque : bref, utilisant pour référent ce qu'il y a de plus "solide" et impérieux dans le patrimoine occidental. C'est vraiment le jeu qui clôt définitivement les hésitations de la saga quant à ses légendes, qui fait le tri entre ce qui peut appartenir à la mythologie Zelda et ce qui ne le peut pas : le but est justement de trouver cet équilibre, de poser les bases le plus fermement possible pour la lignée des jeux 3D qui suivront (Nintendo place d'ailleurs chronologiquement le jeu en genèse de tous les opus précédents, histoire d'imposer ses vues). Du coup l'ensemble est très sérieux, très sévère, et en voyant s'enchaîner temples de l'eau, du feu, de la forêt, de l'ombre, on peut effectivement se dire que l'équipe n'est pas allée chercher son bonheur très loin. Mais c'est pas le but ici : il s'agit justement de créer le jeu "ultime", et donc de ne surtout pas contourner ou esquiver les fondamentaux.

Et ta mère, elle est fondamentale ?
S'il vous plaît.

La visée Z pour parler, attaquer, viser... La grande invention du jeu.

Voilà, c'est grosso-modo les points de tension qui traînent encore ça et là... Pour le reste, on peut se mettre à faire une autre liste, celle des brillantes caractéristiques du jeu ; apports ou non à l'Histoire du jeu vidéo en général (ça se discute), mais qui ont incontestablement fait la célébrité de cet opus, influençant durablement la saga :


Question de transitions : l'exemple de deux passages (l'exil de la forêt, la rencontre avec le hibou) insérant chacun à leur façon les phases passives (cinématiques, voire instructions...) dans la continuité des phases actives (jeu), jusqu'à créer la confusion.
Mais c'est qu'on s'y croit vraiment, dis...
A donf, répondrais-je : l'immersion est totale. Il faut savoir que les cinématiques, c'est LE débat hype de l'époque : Final Fantasy VII (le jeu "concurrent"), profitant de la Playstation et de ses CD-Rom, intègre de nombreuses vidéos en images de synthèses léchées, quitte à jurer avec les graphismes du jeu. Moments forts du scénario, ces cinématiques sont aussi un cadeau pour le joueur qui les attend, comblé de voir l'aventure parée des plus beaux habits pour quelques secondes... Or cela, Nintendo ne le peut pas : têtue, la firme a voulu conserver le support cartouche. Une cartouche, c'est 32 Mo : 320 fois le poids de la grosse image en entête, si ça peut faire une idée - c'est RIEN. Impossible donc d'intégrer la moindre vidéo (elle prendrait la taille du jeu entier). Et bien c'est salvateur, car les cinématiques d'Ocarina of Time sont du coup calculées "en direct" : en gros, la console commande des mouvements précis aux personnages et enclenche une série d'angles de caméra pré-décidés. La scène s'insère ainsi tout en douceur dans le jeu : le costume ou l'équipement que vous portez, le moment du jour ou de la nuit, le temps qu'il fait, tout ceci est respecté et conservé dans la cinématique. Et la continuité graphique reste intacte... Durant ces scènes aux limites floues, le jeu vous demande d'enchaîner les dialogues, ou insère des instructions fonctionnelles : à ce train, le joueur finit très vite par confondre ce qu'il joue et ce qu'il voit. D'autres idées plus discrètes participent à cette fluidité, notamment la caméra lambda des phases de jeu : on sait que Miyamoto l'avait d'abord voulue subjective, à la première personne, meilleure manière pensait-il d'immerger le joueur dans le décor et son atmosphère. On ne peut alors s'empêcher de voir un héritage de cette idée dans ce point de vue très cinématographique (à une certaine distance de Link, le présentant dès que possible comme la donnée d'un ensemble plus vaste) qui encourage l'impression de jouer et d'impulser un film en cours.

Quoiqu'il arrive, vous restez face à l'ennemi locké.
Festival Gameplay !
C'est juste l'orgie... Et c'est normal : il faut suffisamment épurer les contrôles pour que la foule d'informations et actions amenées par la 3D puisse être assimilable, contrôlable, sans un instant risquer d'engloutir le joueur. Le système inventé est complexe, et on va donc n'en citer que trois aspects, qui à eux seuls ont largement influencé le genre.    1) La visée Z. Comment vous faites pour approcher un ennemi dans un jeu 3D, pour esquiver ses coups et contre-attaquer ? Vous vous trompez d'un degré en courant vers lui et vous lui passez à côté ? Vous oubliez de pivoter quand il vous contourne et vous donnez un coup dans le vide ? Le grand apport de ce jeu, repris partout, est celui du "lock" : on appuie sur une touche, et l'ennemi devient centre d'attention, comme un aimant. Que vous tourniez, attaquiez, reculez, vous ne le faites plus que face et en fonction de lui : libérés de l'imprécision, les combats deviennent jouissifs, complexes et chorégraphiques.    2) Le bouton multiple. Quand on a pas de manette à 236 boutons, comment on fait pour ouvrir une porte, parler, faire une roulade, tirer un objet, bref, pour faire n'importe quelle action ? Miyamoto résout le problème de façon paradoxale, en leur léguant UN bouton. Son image à l'écran, vide au repos, affiche l'action possible ("pousser", "ouvrir"...) dès qu'elle se présente : plus besoin, devant un objet, de chercher la façon dont on a le "droit" d'interagir avec lui.    3) Le saut immédiat. Autant ça passe dans un jeu vu de dessus, autant il serait étrange de ne jamais voir un personnage sauter dans un jeu d'action 3D. Et bien l'ajout d'un nouveau bouton est évité en rendant le saut... automatique. C'est à dire qu'il suffit de courir vers un rebord pour que le personnage tente un saut, et se rattrape s'il peut : déstabilisant, ce système marque une frontière nette entre ce que le genre emprunte à la plate-forme et ce qu'il veut conserver de sa propre identité. Le but de l'action-aventure ne tient pas à l'adresse d'un mouvement à exécuter avec précision, et ce choix remet la plate-forme à sa place, créant un nouveau gameplay hybride et aéré qui met l'action entièrement et uniquement au service de l'interaction avec le décor.

Le célèbre couloir déformé du Temple de la Forêt à la gravité changeante, symbole de la folie totale d'un édifice exceptionnel, meilleur donjon de toute la saga.
Dungeon Keeepeeeer !!!
Le donjon étant l'unique propriété de Zelda, la question de son adaptation en 3D a évidemment été centre de toutes les attentions : arrivent avec elle des cartes pouvant jouer sur la hauteur, la profondeur, une identité graphique propre à chaque édifice, une interaction avec le décor plus poussée, des salles moins fatalement carrées... Mais ce qu'on retient au final, au-delà d'un aspect toujours plus mental (voir le Temple de l'Eau, d'une difficulté opaque), c'est leur charisme retrouvé : devenus avec le temps monuments un peu secs et mathématiques, les donjons reprennent dans Ocarina of Time une dimension narrative. Enfuis au fond des paysages comme autant de vestiges antiques au passé lourd, débordant de choix esthétiques forts, ils savent entretenir cette impression de "temples", espaces fascinants imposant le silence. On en oublie presque souvent, du coup, que cette diversification au sein des donjons répond à l'extraordinaire inventivité touchant l'overworld : masques modifiant les rencontres, apprentissage de musiques aux pouvoirs divers, ajout d'une fée rendant une partie de l'interface immersive, encarts en tout genre (mini-jeux, phases d'infiltration)...

La petite Ruto, sept ans plus tard, vision mi-phobique, mi-complice (mi-polygonée...) de la sexualité.
Quand on freeze l'image, ça a l'air d'un moche...
De manière générale, c'est la grande prouesse du jeu de faire de ses limitations techniques un atout solide. La cartouche n'a même pas la place pour plusieurs expressions faciales ? Le petit Link n'aura qu'un unique rictus sobre, visage neutre et mystérieux lui conférant une maturité prudente. Le support exclut l'insert de voix ? On en profite pour renforcer l'identification, en gardant constamment le joueur bercé dans le flux muet et ouaté du jeu. Comme toujours, Nintendo se concentre sur les décisions prises au fondement même du gameplay et de la structure, pariant sur l'idée que si le tout tient droit, que si rien ne vient parasiter la cohérence de l'ensemble, la portée des choix artistiques l'emportera sur les faibles capacités graphiques, dans le mouvement de l'expérience de jeu.

Le petit garçon et les femmes
Non, c'est pas pour faire une 54è blague machiste, mais pour rappeler qu'un jeu n'est pas qu'une somme de trouvailles techniques, et qu'il faut quand même bien se pencher sur ce que le concept (un enfant endormi se réveille adolescent) implique sur plusieurs heures de jeu... Des femmes, le jeu en est rempli, il n'y a presque que ça : des princesses, des fermières, des nourrices, des fées, trois déesses, un peuple entier uniquement composé de guerrières, même une jument (et bah voilà le petit truc gras misogyne, suffisait de demander) ! Pas l'ombre d'une romance concrète : le jeune adulte d'Ocarina of Time n'est qu'une projection, un corps emprunté, promesse toujours centrée autour de l'enfant qui doit finir sa quête. Mais l'écart des sept ans se charge de dessiner un futur à ces rencontres... L'amour d'enfance est littéralement restée en enfance, la malicieuse petite princesse des eaux est devenue une icône érotique, l'effrayante gouvernante devient une froide protectrice, la fillette diaphane idéalisée s'est mirée en homme pour tout contrôler... Sans que l'on s'en rende compte, d'un bout à l'autre du jeu, Link ne fait qu'être guidé par cette assemblée de femmes, matrice étrange et primale au prisme ambigu (de la figure mère à la figure aimée, les pistes sont volontiers brouillées) qui achève de charger le jeu d'une solide dimension mythologique, une vraie, bien au delà des petits artifices clichés du genre qui échouent régulièrement en mimant le parfum du mythe sans savoir concrètement l'incarner.

Et puis la plaine, mes amis, la plaine !
Ce dont il faut se souvenir, c'est combien la 3D a été à sa naissance le symbole d'une liberté totale : son emblème reste un plombier ailé qui vole sans limitations à travers un décor ouvert... L'épique passe aussi par ce souffle, ce lyrisme, et il faut de toute façon répondre à la question de ce qu'est, en 3D, la géographie d'un jeu d'action-aventure. Alors Miyamoto créée une plaine : une plaine immense, vide, reliant la totalité des espaces du jeu, qu'il faut réellement traverser (pas de raccourci), à pied ou à cheval, avec le temps que cela demande, quitte à voir la nuit tomber où le soleil se lever... Seule "oasis" au centre, une ferme chaleureuse se charge de souligner le néant de l'espace alentours. « La 3D [de la plaine] n'était plus un lieu physique de plate forme comme dans Mario 64 mais véritablement le lieu du héros, le seul ou celui-ci pouvait se sentir chez lui (chassé de sa "patrie"), communiquant avec le monde entier mais renfermant toute sa solitude. Le fait que le temps ne se déroule que dans les lieux ouverts et vides de personnes est quand même une grande idée donnant au joueur la réelle impression que le monde tourne autour de lui et seulement de lui. » (Zefou, GP). C'est ce que nous montre l'écran titre, avant même le premier menu : une chevauchée à travers cet espace calme et vide, comme si se tenait là toute l'essence du jeu.


Majora's Mask (Nintendo 64, 2000)


Qu'est-ce qu'on peut attendre des Zelda après Ocarina of Time ? Et bien pas grand chose : les fans, comblés, ne demandent plus qu'une simple variation (d'autres donjons, la suite de l'histoire), éventuellement des graphismes plus détaillés dès que les machines le permettront ; c'est tout. Ca semble terriblement non-exigeant avec le recul, mais il faut vraiment lire les magazines de l'époque : personne ne se pose ne serait-ce que la question d'une modification dans les rouages d'un jeu considéré comme parfait. Plus objectivement, il faut admettre que, dans sa logique englobante d'épisode "total", Ocarina of Time a un peu brûlé toutes ses cartouches : du lac aux montagnes en passant par le désert, du Link enfant au Link adulte, du monde paisible à sa version torturée, le jeu a d'emblée exploité la quasi-totalité des possibilités de l'univers qu'il a lui-même installé. Et comme le prochain épisode est annoncé pour dans deux ans seulement...

Le poster promo du jeu, qui sous-entend un photoréalisme et une droiture qu'on y retrouve pas.
Au sein de Nintendo, on souffle : Mario 64 et Ocarina of Time ont brûlé la vie des équipes durant quatre ans, au point que certains changent de métier après le rush terminé. Pas question, alors, de recréer un nouveau moteur graphique, ni quoi que ce soit d'autre : les bases ont été si longues à être posées et perfectionnées que Nintendo compte se reposer dessus pour, au minimum, l'épisode suivant. Déjà occupé par la conception de la prochaine console (la GameCube), Miyamoto délègue la direction du jeu au co-directeur d'Ocarina of Time chargé des donjons, un certain Eiji Aonuma. Celui-ci, avec l'aide de Koizumi (vous savez, le monsieur aux notices), a donc quasiment carte blanche, même si Miyamoto reste relativement présent, apposant vétos ou bénédictions sur les éléments qu'on lui présente.

Aonuma... les joueurs vont apprendre à connaître ce nom.

Car bientôt, les premières nouvelles tombent : le jeu se déroulera sur trois jours... Seulement ? Le tout ne se dévoile pas beaucoup, et le titre de travail (Zelda Gaiden, "Gaiden" étant le mot japonais pour "histoire dérivée" ou "complémentaire"), l'absence de Miyamoto aux commandes ou la durée de développement record (18 mois seulement !) finissent par faire craindre une petite exploitation bâclée du précédent opus... Alors certes, étant fins et perspicaces, vous vous doutez bien que le tout va mener à une bonne surprise, mais ce qu'on a pas su jusqu'au mois dernier (!), c'est que ces craintes étaient en fait loin d'êtres infondées. Dans une très récente interview, Aonuma confirme ce qui filtrait (que le jeu en préparation n'était qu'une version plus difficile d'Ocarina Of Time), mais avoue surtout que Majora's Mask a été le résultat d'un marché posé par Miyamoto aux équipes frustrées après 6 mois de travail plan-plan : s'ils parviennent à développer leur jeu en un an, ce ne sera pas un bonus, mais un opus à part entière. La création du jeu n'a donc pas pris 18, mais 12 mois...

Ces conditions apocalyptiques expliquent sans doute l'extrême audace de l'ensemble. Aonuma découvre de force en une année une nouvelle forme de game-design qui va prendre de l'importance dans la décennie suivante, forme qu'il décrit lui-même comme "l'alliance d'un univers compact et d'une profondeur de jeu" : la sensation d'ampleur ne va plus dépendre que de l'approfondissement de ramifications internes au système de jeu. Ca peut sembler bien abstrait tout ça, alors que Majora's Mask en est finalement l'exemple idéal... Car s'il ne touche absolument à rien des contrôles ou des graphismes de son prédécesseur (au point que l'équipe réutilise de mêmes corps et visages sous de nouveaux noms !), le jeu se paye une refonte de gameplay si complexe que, tout en affichant un visage semblable, Majora's Mask devient l'exact opposé de son modèle. Le résultat est in-résumable, donc en fait, ca va aller plus vite, on va faire un dessin :




Et tout devint clair... Bon. Comment faire ? Voyons voir :
 
> L'histoire : La lune tombe. Dans trois jours (= 1h12 de temps de jeu), c'est la fin du monde.
> Le principe : L'ocarina vous donne la possibilité de revivre à l'infini les trois journées précédant la catastrophe.
> Votre arme : Armageddon coïncide avec le carnaval ; avec des masques plein les bras, dont certains vous transforment physiquement, vous allez influer sur les gens, leurs réactions, et les évènements.

La belle conséquence de ce tissage, c'est que vous allez évidemment très vite devoir apprendre à connaître l'histoire de chacun des habitants de ce royaume en sursis.

Toujours, en bas de l'écran, la présence du décompte...
Aonuma fait des rencontres, ces fameuses "quêtes annexes", la matière même de son jeu : armé d'un agenda compliqué vous aidant à conserver un semblant de repères, le jeu vous amène à réparer chacune des petites tragédies personnelles que le contexte de la catastrophe ravive. Ce drame intime que vous avez vu advenir lors de votre dernier "vécu" de la veille de l'apocalypse, il va falloir à votre retour dans le passé vous préparer à l'affronter : à quelle heure être à tel endroit pour croiser tel personnage, quelle action tenter pour changer le cours de sa petite histoire, quelle conséquence cela va avoir sur l'ensemble... Très vite, l'obsession de faire des trois jours sans cesse relancés un instantané moins torturé que la fois précédente devient un enjeu de premier plan. Par ce renversement scénaristique, les donjons perdent leur statut de confrontation centrale : le centre de la carte, cette fois-ci, c'est le bourg lui-même. Les donjons restent relégués aux extrémités du monde, en bordure, comme la face visible du mal-être qui ronge les habitants faisant mine, pour la plupart, d'ignorer la catastrophe à venir : explosion de l'inconscient de ce petit monde, domaine où l'on entre d'ailleurs que métamorphosé en animal, exposant graphiquement par une architecture de plus en plus tordue le tourment muet des citadins réunis au centre des terres, ils deviennent pour une fois un moyen (se confondant d'ailleurs souvent presque avec le chemin tortueux qui mène à eux), un détour nécessaire pour mieux retourner panser les maux de la communauté.

La célèbre quête d'Anju et de Kafei : celui qui ne pleure pas est un salaud !

La première grande force de Majora's Mask est ainsi de lier très fortement la totalité de ses éléments, de les rendre inter-dépendants sur un plan ludique comme émotionnel : beaucoup de joueurs ont très justement noté que le jeu a pris en compte jusqu'à l'attente du joueur ! Certaines phases disponibles et "gratuites", comblant les trous entre deux rendez-vous (comme les contes facultatifs racontés par une grand-mère folle, à l'auberge où se noue l'une des quêtes centrales) se révèlent en effet être le seul moyen de comprendre les liens scénaristiques unissant les protagonistes phares, au point que toute la scène finale devient incompréhensible pour qui s'en est tenu au minimum nécessaire !

La façade de l'un des donjons, qui donne une bonne idée de l'esthétique du jeu...
La seconde caractéristique de cet opus tient dans son esthétique très particulière. Le jeu avait été vendu, à l'époque, avec un petit bonus matériel (l'Expansion Pack, qui se casait dans la console), supplément de RAM destiné à décupler les capacités graphiques de la machine. Et tout le monde de s'extasier des merveilles du petit engin... En fait, la chose servait au jeu à remplir son village d'habitants sans faire exploser la console : il était avant tout question d'une capacité à animer plusieurs personnages en même temps à l'écran, et pas de prouesses graphiques. Or, du haut des mes souvenirs de petit joueur frais et innocent, je me souviens surtout m'être dit (attention, citation) : « Dieu que c'est moche à mort ». C'est que, capacités d'affichage optimisées ou pas, l'équilibre tenu aux teintes raisonnables d'Ocarina of Time venait de se changer sous mes yeux en myriade de couleurs criardes, fluos, kakis et autres roses pétants s'assimilant à un fist en bonne et dûe forme (avec du gravier). Bref, artistiquement, c'était pas la joie.

Les masques du jeu au grand complet !
Le joueur plus ouvert (mon cul !) que je suis actuellement ne peut cependant que remarquer que c'est le carnaval, qu'on parle de masques magiques et de fin du monde, qu'une bande d'être aquatiques jouent du jazz, que les morts-vivants dansent, qu'on y adore non pas les Dieux mais les idoles appelées à la rescousse, que les cinématiques abusent d'effets (cadres obliques, jump-cut, rémanences), et surtout que la lune, cette lune qui tombe (on dirait cette idée absurde sortie du cauchemar d'un petit enfant !), cette lune qui aurait été si majestueusement imposante si elle n'avait été que sobrement et simplement posée là, dans le ciel... et bien que cette lune devient une énorme boule aux grandes dents, ornée de deux méchantes orbites rouges qui font les gros yeux. Bref, même s'il peut rebuter, tout ce déchaînement esthétique a une sacrée cohérence : Ocarina of Time était antique et chrétien, Majora's Mask est médiéval et païen. La droiture contre le bordélique, l'équilibre contre le foisonnement, le système de jeu parfait contre l'expérimentation tous azimuts... Le choix est périlleux, mais il mène à des excès de romantisme et de flamboyance qui constituent le sommet de la saga : si le jeu a tant marqué, c'est entre autres parce que son final (sa vision de l'horreur absolue comme une prairie bucolique aux enfants déviants, son boss phobique multicolore et androgyne) assume le baroque jusqu'au bout.

Visages monstrueux, tons électriques, perspectives folles, objets grotesques : le jeu n'a plus grand chose de stable.

Alors, "le meilleur jeu du monde" ? Aussi. C'est d'évidence un des premiers jeux populaires à tracer une voie hors du classicisme dans l'Histoire du jeu vidéo, dans le sens où il exhibe et met en avant le gameplay qui fait sa propre architecture. On peut même considérer qu'il n'est pas étranger à la vague critique des "jeux d'auteur" japonais (Rez, Ico, Silent Hill 2...) qui a suivi. Témoignant aussi d'un début de séparation entre joueurs "normaux" et joueurs "pointus", la préférence pour Ocarina of Time ou Majora's Mask (voire entre Miyamoto et Aonuma), souvent montés l'un contre l'autre, marque le top départ d'un malaise qui va souffler sur une saga qui, soudain, n'est plus aussi sûre de ses acquis...





Ton corps change, ce n'est pas sale


Savais-tu, ô toi qui veut briller dans les soirées branchées, que les épisodes de Zelda fonctionnent toujours par deux ? Ou c'est moi qui déconne, mais quand même, franchement : The Legend of Zelda pose les bases, The Adventure of Link les contredit ; A link to the Past fait la synthèse des deux et pose de nouvelles bases (le jeu traversé par un choix de gameplay) que Link's Awakening contredit (le jeu traversé par une idée de scénario) ; Ocarina of Time en fait la synthèse et pose donc de nouvelles bases (celles de la 3D), mais est contredit au fondement même de son système de jeu par l'approche foisonnante de Majora's Mask ! En toute logique, on attend donc un épisode qui vienne faire le bilan, éliminer certains trucs, en adopter définitivement d'autres, et qui refonde un nouveau modèle... Et ben ce n'est pas le cas, et c'est peut-être une des raisons pour lesquelles la saga va connaître de nombreux problèmes à partir de ce jeu.



The Wind Waker (GameCube, 2002)


Ceux qui ont touché à ce bel épisode de Zelda doivent se dire, outrés, que c'est tout le contraire. Alors, pour défendre mes vues, remettons les choses dans leur contexte (ça allonge les paragraphes, et je sais que vous adoooorez ça) : c'est une bien jolie histoire, s'étendant sur 6 ans, qui se déroule au merveilleux pays de ces bâtards d'adolescents...

La vidéo d'août 2000, qu'il aurait sans doute fallu pas montrer...
Notre conte se déroule il n'y a pas si longtemps : le millénaire nouveau a tout juste débuté (oyé), et l'ère des consoles Next-Generation (Gamecube, Xbox, Playstation 2, et puis la Dreamcast évidemment, puisqu'elle est déjà sortie à l'époque) met un premier coup de frein à la course au photoréalisme, qui avait fini par virer à l'obsession à la fin des années 90. On est "arrivés", ou presque, et les machines n'ont maintenant plus de contraintes si sérieuses à la concrétisation de leurs envies (des textures encore un peu pauvres et un framerate parfois saccadé, c'est tout). Une autre chose est passée par là, et c'est la Playstation : caressant les ados dans le sens du poil (oui, je suis un vendu, et je m'en FOUS) - donc je disais, caressant honteusement les boutonneux dans le sens du poil, la console de Sony a établi la curieuse équation qu'on pourrait résumer ainsi : moins de lumière, plus de réalisme, et plus de sang = jeux adultes. La Xbox ne fera qu'enfoncer ce clou en faisant du jeu noir et violent (ce qui n'est pas un problème en soi, entendons-nous) le gros de sa ludothèque. Alors, évidemment, les fans veulent leur Zelda-adulte-réaliste-et-sombre pour faire comme leurs copains de chez Sony et Microsoft, et la première vidéo présentée au Spaceworld (une sorte de festival de présentation des jeux Nintendo, aujourd'hui disparu) fit jouir tout ce petit monde en bonne et due forme.

Passe une année sans nouvelles, et puis arrivent enfin de nouvelles images... qui n'ont rien à voir. Le look est totalement enfantin, l'atmosphère claire et guillerette, Link a 10 ans tout au plus et, surtout, surtout, le jeu est rendu en cel-shading (s'imaginer un gros coup de tonnerre derrière). Ce procédé au nom barbare consiste à ramener un peu de 2D dans la 3D : les couleurs s'unissent par aplats, comme dans un dessin animé, donnant l'impression d'évoluer à l'intérieur d'un cartoon. Même s'il a déjà été utilisé sur plusieurs jeux, le cel-shading est alors loin de n'avoir que des fans. Et si la nouvelle est moyennement bien accueillie par les japonais, les joueurs occidentaux régurgitent eux leur petit dej.

 
Le tant redouté cel-shading, ici visible à travers quelques exemples tirés du jeu, s'impose tout bêtement comme le pic esthétique de la saga.

Ce choix est au final d'une telle évidence qu'on se demande encore ce qui a bien pu passer par la tête de tout le monde - votre serviteur y compris. Parce qu'il faut quand même bien prendre la mesure du lynchage façon guerre mondiale opéré jusqu'à la sortie du jeu, alors que chacun avait les preuves de la pertinence du truc, là, concrètement, sous les yeux !

Le sentiment de trahison, omniprésent, explique en fait sans doutes pas mal de choses... Comprenez-nous. Depuis l'arrivée de la Playstation, les fans de Nintendo avalaient couleuvre sur couleuvre, défendant à juste titre, au nom de la richesse du gameplay, des jeux moqués parce que graphiquement gamins. Ce désintérêt de Miyamoto pour tout ce qui n'est pas essentiel au jeu a mené Nintendo à prendre des décisions faisant de son public la risée des cours de récrée : rester sur cartouche (parce que pas de temps de chargement) pendant que tout le monde passait au CD ; utiliser des musiques MIDI (pour pouvoir les faire varier à tout moment) quand d'autres s'enregistraient des orchestres ; calculer les cinématiques en temps réels (question d'immersion) quand les joueurs Sony avaient droit à de belles scènes aux images de synthèse léchées... Et JUSTE quand Nintendo revient sur le marché, avec la console la plus puissante du moment et le mini-DVD, quand la firme a enfin la possibilité de venger tous ses fans en créant un jeu à la fois brillant ET réaliste-noir-sombre-ca-va-faire-croire-aux-ados-quils-sont-grands, on nous sort le cel-shading. L'insulte suprême, quoi...

Ensoleillée, aérée, zen, immense : l'atmophère du jeu emporte le morceau.
Et le jeu, dans tout ça ? Le public le découvre unanimement ébahi. Il n'y a pas tant besoin d'évoquer le scénario (plutôt discret dans cet opus) que de poser le contexte marin pour résumer l'ensemble : il fait beau, le vent souffle fort, l'océan offert s'étend à perte de vue. Muni d'un petit bâteau, et d'une baguette (encore un instrument !) dirigeant le sens du vent, le joueur savoure à nouveau le souffle qui avait fait le fort d'Ocarina of Time, naviguant parfois de longues minutes sans voir la moindre île, ou assistant tranquille, au milieu de nulle part, au lever du jour sur l'océan... Cette décontraction totale englobe la totalité des éléments d'un jeu marqué par l'aisance, que ce soit celle d'une caméra parfaitement gérée ou de combats aussi simples que riches : la fluidité est partout. On se surprend à la retrouver dans l'architecture des donjons (à ciel ouvert, aux salles larges et calmes, où l'on va même accompagné), dans les multiples détails rendant l'univers réactif (la possibilité de récupérer n'importe quel bâton pris à un ennemi et de l'utiliser comme arme, les ponts qui flanchent si on a donné des coups dans leurs cordages...), mais aussi dans une tonalité générale, drôle et légère comme tout, scandée au rythme des multiples visages d'un Link aussi expressif et réactif qu'un personnage de cartoon. Quant à l'esthétique épurée, qui fait à merveille le lien entre tous ces éléments, elle cesse d'être un point de litige dès le premier jour de ventes.

Comme le sentiment d'une saga qu'on met en miettes dans mon dos...
Et pourtant, c'est trop tard.

Est-ce Aonuma (qui dirige cette fois le jeu seul), Miyamoto ou Tezuka (qui produisent), la firme ? Toujours est-il que, pour la première fois, la décision est prise de sortir le jeu à l'heure. Miyamoto a en effet toujours pris la liberté de reporter ses jeux de plusieurs mois voire années, estimant que leur perfection jouerait toujours plus que le possible effet "techniquement vieillot" qu'engendrent ces reports. Or, s'ils ont tenu sur le cel-shading, Miyamoto et Aonuma n'ont visiblement cette fois pas voulu attiser d'avantage la colère des ados en furie. Résultat : deux donjons en moins.

Les obsessions d'Aonuma sauvent les meubles : c'est le Zelda faisant avec le plus d'évidence la part belle aux interactions et quêtes annexes, non pas en construisant le système de jeu en fonction (comme dans Majora's Mask), mais vraiment en appuyant leur côté agréable et anecdotique, dans le mouvement général de décontraction. Le manque de phases de jeu plus consistantes s'en retrouve alors presque "justifié", mais il reste que d'autres problèmes liés au court développement fragilisent le jeu. L'océan, certes vaste et libre mais dangereusement inexploité (pas de batailles navales ? de tempêtes ?), remplissant le vide entre de minuscules îlots, finit par rendre les phases de navigation lassantes. La facilité inhabituelle du jeu, même si elle participe à la douceur de l'ensemble, le rend d'autant plus court. Et ce qui a été improvisé pour remplacer le manque (une recherche rébarbative de trésors à travers l'océan) clôt le tout sur une impression molle. Et c'est triste car on sent Aonuma ivre d'envoyer valser les carcans imposés par la saga, préservant respectueusement le gameplay d'Ocarina of Time pour mieux se libérer de tout le reste : commençant à évoquer les anciens épisodes dans sa diégèse, sortant Link de sa neutralité opaque, allant jusqu'à littéralement noyer l'univers à dogmes sous un déluge pour faire table rase, ne laissant que la surface vierge et apaisée des eaux.


Les artworks promotionnels sous forme de vitraux, qui eux aussi
mettent la saga en icône pour pouvoir s'en libérer et tourner la page.

Et c'est là que j'en reviens, si vous me le permettez, à mes fameuses vues sur les jeux par duos, sur nos amis hormoneux, et sur les conséquences fâcheuses de leurs envies pourries. The Wind Waker est un tour de force, un pari fou, un jeu resplendissant, mais il se devait d'être parfait. Un opus fondateur et réconciliateur exempt de tout reproche... Fragilisé par trop de défauts, cet épisode cherchant un peu d'air va malgré lui se transformer en repoussoir, jeu pas forcément haï mais qui doit cependant rester une parenthèse, offrant au fond une sorte de contre-exemple à ce que sera enfin le Zelda suivant, ce Zelda "normal". Les vois tracées par The Wind Waker ne resteront pas lettre morte, on le verra plus loin. Mais pour l'instant, l'envie refoulée d'un épisode sombre, sérieux, "adulte" et réaliste revient cent fois plus pressante et Nintendo, notamment sous la pression du marché nord-américain, n'y coupera pas.


Twilight Princess (GameCube / Wii, 2006)


Séduisant, n'est-ce pas ?

C'est la première chose qui frappe devant cet épisode : sa capacité à séduire par sa lumière, le design de ses monstres phobiques, sa mythologie, son élégance graphique... Et surtout par un élément alléchant : la transformation de Link en loup. Le personnage reste humain une grande partie du jeu, mais lorsqu'il traverse un endroit frappé par le crépuscule (une sorte d'univers parallèle qui, par accident, se déverse dans le monde "normal"), l'animal en lui prend le dessus.

Allez, on va tellement taper sur son jeu qu'Aonuma a bien droit à sa photo...
Si le jeu se présente sous de si beaux habits, c'est parce que Nintendo a pris soin de le peaufiner... La semi-déception liée au manque de donjons de The Wind Waker a en effet donné une excuse inespérée au studio pour retarder son projet à volonté sans fâcher les joueurs. Le signe d'une conception enfin tranquille ? C'est tout le contraire. Encore aujourd'hui, il est difficile de recomposer le puzzle de la genèse du jeu, mais on est sûrs qu'au départ, c'est Aonuma qui demande à Miyamoto une approche réaliste (par envie personnelle ou face aux ventes faibles du marché US ? On ne le sait pas). Miyamoto, pas rassuré à l'idée de porter une énième fois le système d'Ocarina of Time en n'amenant que des modifications esthétiques, demande à ce que l'équipe réfléchisse à des éléments de gameplay nouveaux : par exemple, il est connu que l'un des premiers travail de la production a été de développer un mode de combat à cheval. Après quatre mois, les premiers résultats sont assez satisfaisants pour que l'équipe puisse donner des images : celles d'un épisode photoréaliste au Link adulte, à l'atmosphère sombre, et dont les combats équestres constituent le point d'orgue. Une date de sortie est alors posée pour l'année 2005, et après avoir accepté l'idée des mondes parallèles et de la transformation en loup que lui soumet son équipe, Aonuma part sur la production de The Minish Cap, un épisode portable (on en reparle plus loin).

Xanto, le plus beau méchant créé par la saga... finalement réduit à l'état de marionnette : exemple parmi d'autres de l'ambition d'un univers riche méchamment inexploité.
Un an plus tard, le directeur revient prendre la conception en cours : il découvre l'apocalypse. Les équipes paniquent totalement, incapables de mener à terme un jeu trop gourmand dont elles ont privilégié l'univers (les deux mondes, leur imagerie ambitieuse, le loup) au détriment de Link lui-même, l'adulte réaliste que les occidentaux attendent de pied ferme. De plus, venant parallèlement de lancer sur portable le chantier d'un épisode secondaire aux innovations passionnantes (Phantom Hourglass et son contrôle au stylet ; on en reparle plus loin itou), Aonuma reçoit en pleine gueule l'académisme de ce Zelda voulu "majeur". Miyamoto suggère alors à Aonuma une idée de secours : porter le jeu sur Wii.
A gauche, une manette GameCube. A droite, une manette Wii...

Informons les martiens qui pourraient nous lire : la Wii est la console actuelle de Nintendo. Son truc, c'est de jouer par pointage de l'écran (comme avec une télécommande), de sorte que si vous vous penchez, votre personnage le fait aussi (en gros). Il fallait trouver une identité de gameplay à ce Zelda, la voici : la possibilité de combattre à l'épée pour de vrai (en battant des bras dans le vide comme un crétin, quoi) fera bien l'affaire. Le staff accueille la nouvelle comme le messie, pour la simple raison que ca lui offre un an de délai en rab. Aonuma, lui, est plus inquiet... Déjà parce que le jeu devra quand même sortir sur Gamecube : son rôle était de clore la carrière de la console, et tout un public l'y attend - or Nintendo n'aura jamais le temps de développer un épisode différent pour chaque console (le public ne l'accepterait pas, de toute façon). Il va donc falloir créer un jeu qui soit adaptable aux deux à la fois, et vu le fossé qui sépare les deux contrôleurs de jeu (une manette / un pointeur), le projet laisse quelque peu dubitatif. Si ça peut donner une idée de l'intérêt des choix qui en résultent, la décision principale a consisté à inverser en miroir l'image du jeu Wii dans son entier, vu que Link est gaucher (comme dans tous les épisodes), que tout avait été construit en fonction, et que la télécommande Wii (donc l'épée) a forcément une majorité de droitiers pour utilisateurs... Wouhou ! L'autre problème, plus sérieux, c'est que Twilight Princess reste à faire ! Il faut le "remplir", tout bêtement, et le temps passé à l'adapter à la Wii grignote celui consacré à la construction de ce que contient le jeu lui-même. Cerise sur le gâteau, à quelques mois de la sortie, Miyamoto débarque comme à son habitude pour bouleverser plusieurs points importants, poussant scénaristes et concepteurs à recomposer en urgence des pans entiers du jeu. Voilà pour la genèse du grand Zelda réaliste ! Et ça donne quoi ?


« Cet épisode joue sur deux nostalgies. Celle d'une aventure en Hyrule qui s'est passée il y a 100 ans. Celle du joueur qui a découvert l'action-aventure zeldiesque en 3D il y a 10 ans. »

Jinjo, GP

C'est la première vulgarité de ce jeu : être un remake d'Ocarina of Time. Oh, on ne parle même plus de ressemblance, de références, de continuité... Sous prétexte d'un concept autre (le loup, le royaume parallèle), le jeu se réenfile la même structure, la même carte, les mêmes lieux et la même progression ! Le but : tout faire "en mieux". Comme on viendrait recoloriser un film en noir et blanc sous prétexte qu'il a de fait forcément une carence esthétique...

  Le désert, exemple extrême du décor chiadé qui ne sert à rien, sinon à en atteindre l'autre bout (ici en accéléré, tant c'est long dans le jeu). A droite, le décor d'Ocarina of Time qu'il repompe (décor sobre, mais dont la traversée est "mise en scène"), conçu lui en fonction de la phase de jeu (un parcours labyrinthique) qu'il sert.

Un à un, on reconnaît chaque lieu connu customisé, agrandi, complexifié de mille polygones, orné de petits atours lui donnant un ère sévèrement réaliste et sérieux... C'est en fait la première fois qu'un Zelda est "décoratif". C'est à dire que dans n'importe quel terrain foisonnent des éléments (bouts de décors, objets, personnages quasi-muets, voire même l'architecture générale des lieux) qui ne servent à rien dans la logique de gameplay : ils sont là pour illustrer l'univers. Or, la grande force de la série a toujours été d'accoucher sa mythologie (son atmosphère, son émotion...) de la pratique concrète des phases de jeu : de garder tous ces éléments liés et interdépendants...

« Globalement, ce jeu semble vouloir, à l'usure et à force de déployer des tonnes de gameplay, de lieux et d'enjeux scénaristiques grandiloquents, accéder coûte que coûte au statut de date importante dans l'Histoire des jeux vidéo. Aucun autre jeu Nintendo ne m'avait fait cet effet, en particulier les Mario que je voyais comme des édifices parfaitement stables où tout a une utilité, chaque idée contribue à donner à l'ensemble une cohérence, des jeux énormes et modestes en même temps. Twilight Princess n'a pas cette unité, et il se la pète sans arrêt avec son ton obséquieux (...). Il gâche beaucoup de grands moments à vouloir trop en faire. Wind Waker était moins dense, mais il avait le mérite de remporter l'adhésion tout en douceur, donc de manière plus solide et durable. »
Laurent, GP

« Twilight Princess n'a pas complètement confiance en lui. Sinon, comment expliquer qu'il brûle la quasi-totalité de ses cartouches dans la première moitié du jeu ? L'une des grandes qualités historiques de la série fut, précisément, sa patience. Cet art consommé de construire paisiblement son monde en prenant le joueur comme témoin. Dans la progression en spirale, chaque élément de level design, chaque appareil de gameplay (et les ramifications de ses applications), chaque aspect narratif est comme "semé". Et il faut des dizaines d'heures pour que le tout germe, pour que tous ces éléments atteignent la voûte du monde, c'est-à-dire le stade au delà duquel l’univers du jeu devient pour le joueur un véritable monolithe. Evidemment, on n’a rien sans rien. Pour arriver à l'état monolithique, il FAUT donner du temps au joueur, et il faut que le jeu se donne du temps à lui-même. »
Lyle, GP

La découverte pressée du bourg, énorme promesse non tenue.
Le jeu pêche ainsi par un faux rythme, l'affaire consistant grosso-modo en une série de blocs successifs : le scénario n'est ici plus une idée globale traversant l'ensemble, mais l'affaire d'un récit très précis qui fait sa course comme en parallèle du jeu, pénétrant régulièrement celui-ci pour poser le joueur là, lui dire d'aller ensuite ici, où l'attend justement la prochaine cinématique. De fait, l'expérience de jeu apparaît globalement très hachée, ce que renforce un découpage du terrain fâcheux qui, lorsqu'il est traversé rapidement, se résume à une succession de plages de chargement.

Cet aspect un peu mécanique n'est pas aidé par un déficit criant en relations humaines. L'un des passages les plus marquants du jeu, advenant après de longues heures froides à abattre étape sur étape, consiste en la découverte du marché citadin. Transformé en loup, alors que l'univers sombre s'est abattu sur les lieux, vous ne percevez que des "empruntes" : les gens ne vous voient pas. Traversée en vitesse (vous devez utiliser votre flair pour retrouver un enfant, une des idées les plus réussies du jeu), la ville découverte dans l'urgence explose d'habitants : enfin, se dit-on (oui on parle tout seul...) comme devant un buffet trop fourni, quel bonheur que tous ces personnages, toutes ces histoires, toutes ces quêtes et interactions à venir ! Une fois la lumière restaurée, effet douche froide : la plupart d'entre eux s'avèrent être des figurants. Cette mauvaise surprise, qui en a glacé plus d'un, résume bien le processus d'un jeu où les cinématiques se chargent seules de régulièrement vendre "l'émotion" comme on donnerait la becquée, sans jamais rattacher aux évènements le joueur qui, face à eux, n'aura qu'une position de spectateur. Alors certes, on peut se dire que Twilight Princess est un grand jeu sur la solitude et le vide (et l'idée pointe parfois, notamment aux détours d'un donjon si dénué de vie qu'on y contrôle des statues), mais cette impression n'est jamais réellement mise en scène : elle n'est que la résultante d'un académisme désincarné, plus proche de l'anonymat froid que de n'importe quel mélancolie inspirée. Comme si rien n'était pris en charge...

« Prenons juste un exemple du game design à papa de
Twilight Princess : lorsque Link-loup porte sur son dos un personnage pour le mettre à l'abri et le sauver, une très belle musique au piano, l'une des plus réussies du jeu, se déclenche. Sauf que dès que l'on s'approche d'un ennemi, la musique des combats prend sa place et casse immédiatement tout effet dramatique, toute implication. Un game designer avec une vraie vision aurait cherché l'effet juste et adapté à l'émotion visée - en l'occurrence, il aurait viré la musique des combats pour que ce moment très spécifique garde son intensité. »
Pierre, GP

La remarque résume le problème final du jeu : il ne semble pas savoir où il va. Malgré les débauches de péripéties, malgré l'univers sur-travaillé, malgré quelques thématiques effleurées (le monde crépusculaire évoque notamment l'Histoire de l'Australie), on peine à voir ce qui traverse réellement cet épisode, ce qui le motive, ce qu'il veut dire et faire porter - à tel point qu'il n'a finalement pas vraiment de fin, le jeu se retrouvant tout seul comme un con au milieu de sa grande plaine une fois le dernier boss battu, remplissant le vide avec une petite pirouette.

Si l'adaptation physique de Link et de Zelda à l'échelle adulte réussit pleinement à préserver leur "personnalité",
on ne peut s'empêcher de remarquer que le personnage le plus charismatique reste la cartoonesque petite Midna (à droite)...

Bien entendu, tout le monde connait très bien la réponse : le but du jeu, sa portée, son envie, c'est juste de faire "adulte". C'est tout. Et ce n'est évidemment pas ça qui fait tenir une œuvre...

La question des jeux vidéo dits adultes est un malentendu vieux comme la guerre Mario / Sonic. Pour prendre l'exemple de deux excellents jeux, il est compréhensible qu'en mettant le gore d'Half Life et le monde de The Wind Waker côte à côte, le premier semble adulte et le second enfantin. Mais ces caractéristiques restent une question de matière première ! Personne ne juge la qualité d'un objet aux outils utilisés pour le concevoir... Il se trouve que ces deux jeux parviennent, par la richesse et l'l'ambigüité de leur game design, à délivrer une vision riche, ambigüe et mature du monde qui les entoure : que ce soit en utilisant des aliens sanguinolents ou des gamins pirates ne change rien au résultat !

Les Zoras pris dans la glace, une des rares visions à interpeller quelque peu en traduisant par une image saisissante l'impression d'un jeu mort à l'intérieur.
Comme on ne juge pas la maturité d'un film à l'érudition satisfaite de son "message", on n'apprécie pas la maturité d'un jeu à la pose (plus d'hémoglobine ici, moins de lumière là...) qu'il a décidé de prendre. Et c'est tout le paradoxe cruel de Twilight Princess de finalement avoir la gueule d'un jeu puéril, adolescent plus précisément dans ses envies maladives de sans cesse attester de son poil au menton, mimant la sagesse à coup d'artifices pour le coup très naïfs, dans une guirlande de regards ô combien sérieux. Certes, quelques cinématiques plus inspirées peuvent un temps faire illusion (l'écran titre, le coup d'Etat de Xanto et de ses sbires, le conte des sages dans la solitude épuisée du désert...), ne serait-ce que parce qu'elles offrent sincèrement la possibilité d'une exploitation riche, comme on relance les dés. Mais aucune des tentatives ne tient sur la longueur, le jeu n'étant jamais à la hauteur des horizons qu'il se fixe, sans compter que pas mal de ses meilleures idées sont piquées aux collègues (Okami, Shadow of the Colossus, Oddworld Stranger, un vrai festival...). Alors, fatalement, on se pose la question : pourquoi ce jeu est-il tellement à côté de la plaque ? Puisque c'est le game design et lui seul qui fait qu'un jeu est adulte ou non, un univers sombre et réaliste n'est a priori pas un obstacle, tant qu'on l'utilise de façon intelligente. Or comment se fait-il que c'est précisément cet épisode, après 20 ans de sans faute, qui se rétame violent ? Un excellent article, à l'époque, avançait une explication :

« Link a un syndrome de naissance que Twilight Princess met à jour : il ne pourra et ne devra sans doute jamais être adulte. C'est toute la difficulté et l'ambivalence de ce Twilight Princess de chercher à l'être un peu, puisque la communauté le demandait, mais qui coince toujours malgré tout Link dans l'adolescence. (…)
A décrire, les aventures de Link n'ont rien d'exceptionnelles.
(…) Pourtant, quand le petit personnage sort de sa maison en pleine nuit sous la pluie au début de A Link to The Past, ou s'embarque sur l'océan à bord de son frêle esquif dans Wind Waker (…), Nintendo a réussi une manipulation tout à fait magique de la position du joueur-spectateur. Le jeu glisse si bien le joueur dans les petits souliers de Link que tous les dangers, mystères et clichés héroïques qu'un adulte devrait balayer d'un geste réducteur sont vécus avec la même importance et gravité premier degré qu'on imagine un enfant éprouver devant l'épreuve. (…) Ni débilitantes ni infantilisantes, les aventures de Link communiquent au joueur des émotions puisées dans l'enfance sans pour autant lui enlever sa maturité d'adulte ou de jeune adulte. (…)
Le Link adulte, qui ne l'est d'ailleurs toujours pas vraiment dans
Twilight, ne saurait exister sans perdre sa raison d'être en tant qu'aventure interactive émotionnelle. Si Link devenait vraiment une personne adulte, tout son univers, celui d'Hyrule, ses grottes, ses fées, ses châteaux féodaux, n'auraient plus aucun sens. »
François Bliss de la Boissière, Zelda, l’ombre d’un chef-d’œuvre, Overgame, 2006

J'imagine la tête de ceux qui ont joué au jeu, et qui doivent halluciner en le voyant se faire traiter de nazi sur dix paragraphes. Parce qu'il faut quand même voir la gueule de la concurence ; tout devient soudain très relatif... Aussi frigides soit-elles, Twilight Princess a de la matière et de la durée de vie, c'est quelque chose qu'on ne peut pas lui nier. Et des donjons, surtout : la déception de The Wind Waker a tellement fait peur que Nintendo en aligne ici neuf (!), tous très bien construits et travaillés, faute d'être charismatiques. L'un d'eux, notamment (celui où on interagit avec l'habitant, celui qui déborde de parodie : ce n'est donc pas non plus un hasard...), situé dans un manoir bordélique et chaleureux dont on ne comprend que progressivement le statut de donjon, tracera sans doute une lignée dans la saga : son fonctionnement par allers-retours, sa scénarisation, son implantation dans l'overworld et la frontière floue qu'il entretient avec celui-ci méritent de faire école. Au-delà, tout le travail Nintendo habituel est là : la maniabilité instinctive et parfaite, l'adaptation Wii impeccable (qu'elle soit gadget ou pas...), et l'habituel lot d'expérimentations.


Bouh.

Cela serait-il suffisant ? Tout revient à considérer le jeu vidéo comme un art ou pas. En vous baladant sur tous les sites de critiques, même sérieux, vous verrez que le jeu est unanimement salué, bardé de notes maximales, voire élu "meilleur Zelda" : le jeu est long et vaste, le travail monumental et soigné ; bref, le joueur en a bien plus que pour son argent. Loin de moi l'idée de mépriser l'ado boutonneux (et oui, on arrive à la fin de notre petit conte !) contenté par l'épisode dont il rêvait : c'est assumé et conscient pour la majorité du public, comme l'explique très bien ce dernier petit message...

« Le monde de
Twilight Princess prend la flotte de partout mais ça ne me dérange pas trop. C'est un jeu qui a peur du vide et qui ne reculera devant rien pour impressioner le joueur. Forcément, on se retrouve avec des thématiques incongrues, des objets à usage unique (le boulet) ou dont l'utilisation dans l'overworld nécessite des aménagements qui défigurent totalement le paysage (la roue), des régions entières sacrifiées à un mini-jeu, juste pour placer un mini-jeu. C'est inélégant, c'est une construction en séquences, mais dans une optique de ride ça fonctionne. (...)
Twilight Princess fait un peu scotché de partout, mais j'ai vraiment le sentiment qu'ils ont sué dessus, et j'en suis parfaitement satisfait. »
Slowriot, GP

Amen. Voilà, c'est fini ? Non bien sûr... Ce serait trop simple.





Pendant ce temps, à Vera Cruz


On pourrait évidemment se dire que la saga et sa firme sont fourrées dans une mauvaise passe, mais ce que vous ne savez pas, ô mes enfants, c'est que Nintendo a un plan B. Quoiqu'à la base c'était sans doute pas le but, mais il reste qu'en remontant dans le temps, on découvre une histoire parallèle à l'officielle lignée des jeux sur console de salon... Le tout part de la première évolution de la GameBoy (console qui a pourtant duré trèèèès longtemps) en "GameBoy Color" : même puissance (quoique la console est plus petite et plus mince), même gueule, mais des couleurs. Ah ça change tout ! Non, ça change que dalle, en fait, mais par contre ça va déclencher un long bordel : nous sommes en 1998, et un "vieux" titre, Link's Awakening, ressort sur la nouvelle bête paré de jolis tons multicolores.

Le remake inoffensif laisse entendre une possibilité murmurée : un nouveau Zelda Gameboy ? Remettez-vous donc dans le bain : la même année, Link fait mumuse dans des décors 3D réalistes épiques ; il semble donc un peu incongru à tout le monde de "retourner" à la 3D isométrique cartoon dont Nintendo vient tout juste de se défaire. Il y en a pourtant un qui semble intéressé, et c'est Yoshiki Okamoto, un game designer de chez... Capcom. J'ai du mal à retrouver sur internet si c'est Nintendo qui tend la main le premier où si c'est lui qui fait la requête, mais le mal est fait, si j'ose dire (oui j'ose, regarde, J'OSE !) : Nintendo a sous-traité un épisode de Zelda, putain ! Dans les faits, et plus objectivement, il faut pas déconner : dire que Nintendo fait sous-traiter par Capcom, c'est un peu comme si un projet de film de Shyamalan allait finalement à Michael Mann et qu'on se disait "oh merde, de la sous-traitance" ! Capcom, c'est quand même le papa de références absolues comme Megaman, Street Fighter II ou Resident Evil, un des plus grands éditeurs de l'Histoire du Jeu video. Mais il reste que ça induit l'idée, pour la toute première fois, d'un Zelda "secondaire". Et c'est pas rien...


Oracle of Ages (GameBoy Color, 2001)

Oracle of Seasons (GameBoy Color, 2001)


Epargnons-nous la genèse bordélico-épique de ce double titre, des six jeux prévus qui en deviennent trois puis deux, de la guerre entre les développeurs qui veulent un remake et ceux qui veulent créer un nouvel opus, de Miyamoto appelé à la rescousse, du même Miyamoto qui impose de choisir une idée de gameplay avant d'écrire le scénario, du scénario qui doit du coup être réécrit en entier, du retard tellement long que quand le jeu est prêt, la prochaine console portable (la GameBoy Advance) s'avère sortir un mois plus tard... Bref, le chaos, pour changer. C'est donc finalement deux jeux (complètement différents, on peut les acheter séparément) qui atterrissent enfin sur le marché, reprenant à la lettre le moteur, les graphismes et les contrôles de Link's Awakening. Chaque jeu a par contre "son" truc de gameplay : Oracle of Ages permet de voyager entre le présent et 400 ans dans le passé ; Oracle of Seasons permet de changer de saison. Evidemment, les jeux s'amusent à exploiter leur concept jusqu'à plus soif (par exemple, dans le second, passer à l'hiver pour faire geler un lac afin de le traverser), bénéficiant également entre eux d'une petite interaction permettant, par exemple, de débloquer par codes un boss final supplémentaire commun aux deux opus.

Sous les codes Nintendo ultra-respectés, Capcom ressurgit par moments : le boss final d'Oracle of Seasons, dont il faut utiliser les mains, n'est pas sans rappeler celui d'un certain Megaman X...
Une chose frappe : la fidélité maladive des jeux aux codes de la série. Comme si Capcom, par admiration ou par crainte, n'avait osé toucher au moindre brin d'herbe. Faisant d'autant plus ressortir les quelques démarquages tentés (l'upgrade de certains objets, des donjons plus orientés puzzle...), cette démarche impose définitivement l'idée d'épisodes dérivés, anodins. Si certains fans commencent aujourd'hui à réhabiliter ce double-opus (notamment parce que c'est le dernier de la saga à être réellement difficile), on ne peut pas faire l'impasse sur le fait que, pour la première fois, l'idée de gameplay traversant le jeu n'en réinvente pas les codes : on voyage ici dans le temps ou entre saisons comme on voyageait entre les univers parallèles d'A Link to the Past, et aussi neuve soit l'idée provoquant ces allers-retours, le goût de l'expérience de jeu ne change guère...

Un malaise s'installe, aussi : ces jeux ne sont pas moins beaux que les originaux auxquels ils ressemblent comme deux gouttes d'eau, ils possèdent de nombreux donjons plus monstrueux et complexes encore, ils n'ont aucun défaut objectif... Seraient-ils meilleurs ? Sacrilège ! Et pourtant... Si Link's Awakening a pour lui une poésie morbide qui le maintient un peu à part, l'épisode Snes, modèle à dogmes des opus 2D, commence à pâlir devant ces nouveaux jeux qui, dénué de tout prestige (ce ne sont des "copies"), s'offrent tout de même le luxe insolent de le rabaisser à l'état de prototype (en multipliant par exemple les interactions avec l'habitant, chose encore limitée dans A Link to the Past). La révérence de Capcom se transforme ainsi involontairement en poison pour le patrimoine Nintendo, et les multiples petites références-hommage aux anciens épisodes ne font qu'enfoncer le clou... Qu'importe, Miyamoto fait rempiler Capcom pour un épisode sur Gameboy Advance : la firme a fait un travail fidèle, riche et impeccable, et les équipes Nintendo sont tellement cramées par le développement des épisodes salon (The Wind Waker, à cette époque) que l'idée de rapatrier les jeux portable à la maison mère ne se pose même pas.


The Minish Cap (GameBoy Advance, 2004)


A première vue, la gêne s'estompe : ne serait-ce que par le 16/9è qu'apporte la nouvelle console portable, The Minish Cap s'éloigne au moins graphiquement de ce que la saga nous avait déjà donné à voir. Et puis, par l'intermédiaire d'un chapeau ensorcelé, voilà que Link peut devenir minuscule, explorer les environnements en mode microscopique, rencontrer un peuple miniature tout mimi et tout nouveau ; quelle fraicheur ! Mais, mais, mais, mais, mais...


Il ouvre un premier coffre. C’est un rubis. Il vaut vingt roupies. (...) Link reprend son chemin. Il coupe quelques herbes folles et obtient un nouveau rubis. Mais la bourse de Link est pleine. Alors il erre, parle aux habitants, bombe les murs suspects (...). On lui propose de porter plus de flèches, plus de bombes. Il n’en a pourtant jamais manqué jusqu’à maintenant… Link est perplexe (...). Il aide une petite vieille sur le marché. Quelque part, un coffre s’ouvre. Que peut-il bien contenir ? Un coeur, un rubis rouge, des coquillages ? Link s’ennuie. (...)

Cette absence de foi, on la ressent d’abord dans l’inutilité flagrante des objets
(...). Roupies et coquillages abondent sans vraiment faire sens. Zelda s’en fout, Zelda les brade : Hyrule est soumis à une dévalorisation galopante et on tombe sur un quart de cœur comme on descend chercher le pain. C’était déjà le cas avec The Wind waker et son océan criblé de coffres inutiles. Mais The Wind waker avait son importance, fut-elle symbolique. En prenant conscience d’elle-même, la saga jouait son va-tout avant le grand chambardement. On pensait conclure un cycle et s’offrir enfin au renouvellement. Minish Cap est inoffensif et rétrograde. (...)

Mais avec la meilleure volonté du monde, le joueur ne peut pas tout faire. A y chercher quelques émotions perdues en se persuadant d’avoir envie, il mord dans un tas de cendres. L’idée dominante de cet épisode, une modification des proportions censée dévoiler le monde sous un nouveau jour, sert surtout à renouveler des puzzles usés jusqu’à épuisement. Que dire alors de cette ambiance enfantine ? Si peu. Les petits minish sont simplement mignons. Tout ce
Zelda est d’ailleurs fort mignon. Le mignon est la dernière pudeur d’un jeu qui n’a rien à raconter. Sa seule ambition était d’être un Zelda, et de ce point de vue, c’est très réussi. (...)

Link a fait escale en ville, escale obligée avant le prochain palais. Sur la pointe des pieds, il penche la tête et contemple le fond d’un puits. Perdu dans son reflet, il soupire
(...). Il manque de tomber, se rattrape au dernier moment… Il a peur. Ce n’est pas seulement l’angoisse d’une existence figée, non. C’est ce qui l’attend en bas, tapi au fond du gouffre. Quelques roupies de plus.

Tristan Ducluzeau, The Minish Cap, Chronic'art


Ce texte glacial résume la facette extrême, disons le ressenti à long terme, d'une expérience de jeu paradoxalement délicieuse. Car The Minish Cap, aussi écrasé par les dogmes qu'il soit, trace une route insolite... Nous ne sommes alors qu'en 2004, bien avant la très récente vague de jeux 2D réflexifs produits par les indépendants (Braid, Little Big Planet) : tout jeu qui sort est alors en 3D. Or, la petite console portable, à cause de limitations matérielles évidentes, se retrouve à continuer toute seule sur la voie abandonnée, offrant une vision absurde et pourtant concrète de ce qu'aurait été le jeu vidéo s'il avait continué à produire en 2D...

Le Game design joue sur les allers-retours entre monde normal et monde miniature : le système fonctionne un brin plus subtilement que par "monde parallèles", mais il reste cantonné à des zones soigneusement délimitées.
Rien de lié à la technique (le rendu est grosso-modo celui d'une Snes), mais l'expérience accumulée et digérée de deux décennies, laissée en friche par une production mondiale passée aux polygones, aboutit à un jeu über-fluide, où tout coule de source, où le level design sait trimballer son joueur avec aisance et évidence, où les graphismes savent parfaitement tirer le meilleur d'effets simplissimes.

Mais Capcom ne fait justement que profiter de cet acquis, au lieu de l'utiliser comme tremplin vers un jeu plus ambitieux : ressort l'impression que personne ne s'y est brûlé une aile, et même le joueur habitué, qui finit par constamment deviner ce qu'on attend de lui, a l'impression d'avancer comme dans du beurre. Il suffit de piocher les différents commentaires d'un même forum pour retracer le dégoût progressif que provoque ce jeu sans panache. De « les équipes de cette saga m''étonneront toujours : toujours trouver de nouvelles idées de level design et de gameplay dans une série aussi balisée est proprement faramineux. Ce sont des demi-dieux » (Hojos, GP), on finit par se rendre compte que « je progresse sans arrêt, c'est vrai, il ne se passe pas deux minutes sans que je débloque une entrée secrète quelque part ou que j'obtienne quelque chose d'un NPC. Quand je tente l'assemblage de fragment, j'ai le morceau manquant 9 fois sur 10... » (Laurent, GP), pour enfin en arriver au constat que « j'ai eu presque tout le long cette impression désagréable que le jeu était trop sage pour être tout à fait honnête. C'est un cas de figure assez dérangeant, qui montre les limites de l'idée même de maîtrise, car le jeu est très maîtrisé. Trop maîtrisé. C'est un jeu de petits maîtres. » (Lyle, GP). Bref, en conclusion : « le premier Zelda jetable, en quelques sortes ! » (Camite, GP)

A rebours, on peut voir ce que le jeu commence à poser : une fusion du level design des Zelda 2D avec les contrôles et mouvements des Zelda 3D, l'import d'un style et d'un ton décontracté évoquant The Wind Waker, de nouveaux objets... Minish Cap reste néanmoins un épisode de transition mineur, et il est vraiment temps pour la saga de couper le cordon avec A Link to the Past, ancêtre trop imposant et envahissant qui prend un coup dans le bide à chaque nouvelle sortie.


Four Swords Adventures (Gamecube & GameBoy Advance, 2004)


La chose se fera par un jeu de fin de cycle, en forme d'adieu, qui abandonne Capcom pour retourner à la maison, sous la double tutelle de Miyamoto et d'Aonuma (tous deux producteurs). Balayant pas mal d'hésitations, Four Swords Adventures assume d'emblée sa filiation en reprenant tels quels les graphismes, les musiques et certains décors d'A Link to the Past, en chamboulant cependant le gameplay en profondeur, puisque ce Zelda est... multijoueur.

Un but simple (traverser), une action possible (inverser les flammes) : le mélange entraide / vacheries des 4 joueurs crée tout le reste.
Le tout part d'une excellente idée : utiliser la GameBoy Advance comme manette. Chaque joueur possède, en plus de l'écran commun du téléviseur (celui du jeu Gamecube) un petit écran personnel (celui de sa GBA) que personne ne voit. Vous évoluez ainsi à quatre, obligés d'unir vos forces pour avancer, mais si par hasard vous entrez dans une pièce annexe, parlez à quelqu'un, vous éloignez de groupe pour chercher des trésors, personne ne sait réellement ce que vous mijotez. Le défi des développeurs consiste à maintenir un équilibre millimétré entre le besoin d'entraide et l'envie de se foutre des coups dans les pattes. Et le système repose ainsi sur un concept génial : c'est le joueur qui créé lui-même les obstacles à surmonter, le game-design (qui reste très contrôlé, évidemment) venant ainsi en partie de lui.

Mais c'est l'idée de deux espaces de jeu (un intime, un collectif) qui impressionne : « vous êtes, sur votre GBA, coincé devant une porte à l'intérieur d'un château. Rien ne semble pouvoir l'ouvrir. Un coup d'œil à l'écran de la télé : à l'extérieur du château, vous observez la présence d'un interrupteur. Au travers d'une fenêtre, vous pointez la flèche de votre arc sur l'interrupteur. Une fois décochée, la flêche traverse l'écran de la GBA, disparait... pour réapparaitre immédiatement sur la télé et déclencher le mécanisme d'ouverture de la porte. » (David, GP). Evidemment, les conditions nécessaires à réunir (un jeu + une Gamecube + quatre GameBoy Advance + quatre cordons reliant les deux consoles !) ont fait du jeu une curiosité peu jouée, sinon par les jeunes Crésus. Mais qu'importe.

Parce que l'essentiel n'est pas là : le but est de tourner la page de façon consentante, sans frustration. On peut ressentir tout le génie de Nintendo dans sa capacité à exprimer, par une simple idée visuelle, la façon dont tout le patrimoine est pris en main : les graphismes sont exactement les mêmes que ceux du jeu Snes, intouchés et respectés, mais anoblis de milles effets de textures (brumes, ombres de nuages, explosions multicolores façon Wind Waker, eaux, laves, ondes de choc...) qui en célèbrent l'épure première. L'écart entre l'original et de son traitement doux donne la mesure de la distance, de l'hommage, de la tendresse nostalgique d'un rapport qui va prendre fin ; et si l'adieu à ce modèle-monstre qu'est A Link to the Past se fait en catimini, il a l'élégance d'être festif et ludique, loin de toute cérémonie crispée.


Phantom Hourglass (Nintendo DS, 2007)
Spirit Tracks (Nintendo DS, 2009)



Vous allez me dire que jusqu'ici, cette lignée portable a l'air aussi mal barrée que son homologue salon, paumée dans une impasse genre "Link, tu t'es vu quand t'as bu ?" en beuglant bourrée sa nostalgie des premiers épisodes dans je ne sais quel bar déviant de Tokyo. C'est pas faux. Mais ça va changer (ouais, je sais, tous les alcooliques disent ça...).

Une fois de plus, le renouveau arrive par une innovation technique, qui semble décidemment être la seule façon de faire réellement évoluer la saga. La cause du méfait, c'est la dernière console portable Nintendo, la "DS", qui au-delà de capacités boostées (et donc de la possibilité de faire tourner un moteur 3D) apporte trois éléments nouveaux : un écran tactile (qu'on touche au stylet), la présence d'un deuxième écran et, plus accessoire, un micro.

Ca semble peu, mais ces quelques éléments vont suffire à refonder un nouveau modèle. Le tout vient d'Aonuma, une fois encore, qui visiblement pas décidé à abandonner de sitôt l'univers et la charte graphique de The Wind Waker, décide de l'utiliser pour les prochains jeux portables. Phantom Hourglass est donc une suite directe, toujours sur les flots, même si l'identité profonde du jeu a bougé : les trajets en mer sont agités, pré-décidés et guidés, et l'océan immense est devenu un amas d'îles dense et ramassé. The Wind Waker ne sert ainsi que de lien, d'air connu permettant (scénaristiquement, graphiquement, mais aussi dans le ton) de faire passer les innovations plus profondes en douce.

Deux épisodes, donc. Dans Phantom Hourglass, parti à bord du vaisseau pirate chercher une terre où établir un nouveau royaume, vous essayez de venir à bout d'un vaisseau fantôme. Dans Spirit Tracks, bien installé sur la terre élue, vous tentez de rétablir les voies ferrées "magiques" permettant à la tour des Dieux de tenir debout...

Parce qu'on est des rebelles, on va pas prendre les jeux individuellement, mais plutôt regarder comment, à eux deux et par essais successifs, ils créent de nouveaux codes et de nouvelles règles, profitant de la remise à zéro bien pratique que constitue le déluge de Wind Waker - ardoise vierge permettant, une fois les terres de Spirit Tracks approchées, de repartir sur un socle aux propriétés différentes. Et on appellera ce socle PHST. Parce que j'ai la flemme de trouver mieux.

L'écran-titre de Phanthom Hourglass, un exemple des virées 3D que peut se permettre la machine.
1 - PHST est un mélange 3D / 2D
Et le cel-shading l'appuie encore plus. Les jeux sont vus en 2D (enfin en 3D isométrique quoi, de haut et plats), mais le tout est modélisé en 3D, ce qui fait que la caméra se déplace sans problèmes à l'occasion pour venir près des personnages ; les phases de bâteau / train sont aussi en 3D, près du sol. Au final, plus de frontière nette entre les deux, et une fusion enfin réussie entre A Link to the Past et The Wind Waker.

2 - PHST pète un coup...
Aonuma se fait plus chier : si les joueurs veulent du jeu noir et sérieux, ils iront voir sur Wii s'il j'y suis. Le ton de The Wind Waker est conservé dans son entier, dans ce mélange étrange d'autodérision, de cartoon, de légèreté, de personnages secondaires un peu capricieux et régressifs... L'univers ensoleillé et coloré achève de donner au tout un tempo décomplexé, et l'équipe se sent alors moins gênée quand il s'agit d'élargir le cadre : l'insert d'un bateau à moteur puis d'un train semblent sortir Zelda de sa bulle médiévale, effrayant les fans qui ont cependant finalement accepté la chose (du moins pour l'instant).

3 - PHST est téléguidé
(Hé mais ca riiime !). C'est un mouvement bien en germe dans Phantom Hourglass que Spirit Tracks achève : la suppression de l'overworld "intermédiaire" (bois, plaines, espaces libres raisonnablement peuplés d'ennemis). C'est à dire qu'il ne reste plus, dans ce tout dernier opus, que les extrêmes du monde extérieur : des espaces fermés et délimités (villages, sanctuaires pré-donjons...) et des rails dont on ne peut sortir. L'espace libre offert se transforme ainsi en terre à conquérir, façon Far West : de nouvelles ramifications dans les voies ferrées apparaissent petit à petit, complexifiant le terrain de l'intérieur, et c'est au joueur d'aller voir ce qui l'y attend. Un tel canevas, au-delà de ramener l'utilisation des objets aux seuls donjons (où c'est alors clairement leur fête), facilite un game-design très dirigiste qui décide ce qu'il veut faire du joueur, et à quel moment.

La carte complète (et annotée !) de Spirit Tracks, une fois toutes les voies débloquées : un monde ramassé mais ultra-ramifié, construit autour d'un donjon récurrent d'où tout rayonne.
4 - PHST est divisé
(Je te ferais remarquer que ça rime toujours). Dans cette optique dirigiste, mais aussi par volonté de chapitrer plus visiblement l'évolution du joueur et sa progression, les deux jeux découpent leurs mondes en quatre zones qui, une fois toutes activées, relancent un deuxième mouvement jouant sur l'interaction des différents lieux (par exemple, dans Spirit Tracks, c'est le moment où s'active la possibilité de transporter des marchandises et de faire jouer les échanges d'un bout à l'autre de la carte).

5 - PHST a un centre
(Ah meeerde !). Les deux jeux sont en effet construits autour d'un donjon récurrent où l'on revient entre chaque temple, avec la possibilité de s'y enfoncer un peu plus loin à chaque fois. Dans le premier jeu, cela passe donc par ce "sablier fantôme", qui est en fait un simple chrono au delà duquel le joueur perd des vies. Ce système, bien qu'amenant un goût inédit à l'exploration des lieux, avait pour sale effet de devoir se retaper les premières étapes de l'édifice à chaque retour. Spirit Tracks règle la chose en ouvrant progressivement ses étages, tout simplement. Ces donjons récurrents, must de réflexion distribués par segments courts, s'apparentent à du level design pur et dur utilisant tant de paramètres qu'on finit par devoir penser chaque problème en 10 dimensions (aller chercher une flamme d'un coup de boomerang ? soulever le sol ? monter à cheval sur la statue alliée ? détourner une flèche ?), un peu comme les phases "old school" des derniers Mario qui appâtent le joueur en quête de difficulté.

Souffler dans la console pour jouer la musique (Spirit Tracks), où comment contourner l'utilisation des boutons.
6 - PHST est épuré
(Aaah, voilà). Pas de magie, pas de quarts de cœur, et les objets sont très peu nombreux : le jeu tend plutôt à leur donner des fonctions multiples et à jouer sur le mélange de leurs possibilités.

7 - PHST est unité
(La classe). Le stylet, encore un poil imprécis dans Phantom Hourglass, laisse entrevoir des possibilités nouvelles : « L'utilisation du maillet, par exemple, n'est pas liée au corps physique de Link. Celui-ci peut être activé à n'importe quel endroit de l'écran tactile. Ce choix effectué au mépris de toute vraisemblance libère le potentiel de l'objet. » (Tristan Ducluzeau, Chronic'art). Spirit Tracks corrige les derniers petits défauts, mais le grand apport du stylet a été posé dès le premier jeu : il permet de tout unifier. Comme si toutes les commandes, des déplacements aux actions, passaient par un unique bouton (boutons justement proscrit des jeux). L'immersion s'en retrouve extrêmement renforcée.

8 - PHST est continuité
(On ne l'arrête plus). C'est la première fois que plusieurs épisodes Zelda (plus de deux, en tout cas) se suivent de manière aussi affirmée et officielle, dans une chronologie très précise : Phantom Hourglass est la suite immédiate de The Wind Waker, Spirit Tracks se situe lui un siècle plus tard. En plus des multiples références et liens que cela permet (les mêmes personnages très vieillis, les petits-enfants de certains autres anciens amis...), la succession de ces jeux a l'avantage scénaristique de montrer la construction progressive et touchante d'un nouveau royaume encore fragile, alors que parallèlement les équipes de Nintendo sont entrain de concevoir leur nouveau type de jeu - mise en abyme très maligne qui donne aux deux titres une profondeur inattendue.

Le double-écran, utilisé pour la prise de notes utilitaire, mais aussi pour donner une ampleur bienvenue à certains passages (Phanthom Hourglass à gauche, Spirit Tracks à droite).
8 - PHST prend des notes
(Rhaa mais merde quoi !). Le deuxième écran, s'il apporte parfois au jeu de la hauteur (dans un cadre cinématique "vertical" inédit), sert généralement plutôt à afficher la carte. Les jeux l'utilisent très bien, puisque certains passages (notamment ceux des donjons centraux) obligent à tout anticiper, l'œil fixé sur le plan, au point que l'on ait parfois l'impression de jouer à Pacman ! L'ajout phare reste cependant la possibilité d'annoter directement la carte (où sont les trésors, par où passer, etc.), innovation extrêmement agréable qui permet au jeu d'être moins intrusif dans ses instructions et de lâcher un peu la grappe au joueur.

9 - PHST est décontrasté
(M'en fous, c'est trop tard...). Les donjons des épisodes 3D de salon ont pour eux une esthétique, une ambiance affirmée : la DS ne peut pas réellement se le permettre. Pour empêcher leur assèchement, PHST doit trouver à ses édifices un nouveau rôle, ou du moins une nouvelle place dans l'ensemble. Les voici donc soudain plus courts (sans doute quand même trop plats et faciles dans Phantom Hourglass), moins isolés de leur environnement, moins imposants. A l'inverse, l'overworld devient utilitaire, faisant même carrément disparaître les mini-jeux dans Spirit Tracks. Les quêtes annexes commencent à renvoyer à la matière du jeu : c'est désormais des rails supplémentaires que l'on gagne de ces rencontres. Effet de boucle : les interactions nées des voyages amènent à des récompensent encourageant, en étendant le réseau ferré, encore d'avantage échanges... Donjons moins célébrés, overworld moins futile, le tout s'achemine tranquillement vers une égalisation générale, peut-être bien dans l'optique de s'interpénétrer dans les prochains jeux...

10 - PHST sort enfin le jeu vidéo du capitalisme !!!
Quelle révolution. C'est encore à l'état embryonnaire, mais l'apparition de trésors ou pièces uniquement liés à l'amélioration du bateau ou du train, pièces qui peuvent par ailleurs interagir avec la monnaie-rubis (puisqu'il est possible de les acheter ou de les revendre), permet encore un peu plus de lier tous les éléments du jeu. Néanmoins, pour l'instant, ces ravalements de votre moyen de locomotion se limitent à un pur maquillage graphique, au mieux à une jauge de vie supplémentaire. C'est joli mais encore un peu à part du jeu : il serait bon de voir ces apports influencer réellement le déplacement sur le terrain (permettre l'accès à d'autres zones, permettre une résistance particulière, etc).




Les multiples variations du bateau, très marrantes mais sans grande incidence... (Phanthom Hourglass)


Au final, tout n'est pas parfait : on peut déjà reprocher aux deux jeux d'être très proches, et on peut surtout leur reprocher une facilité désarmante (cela dit, ça fait longtemps qu'on a pas croisé de jeu Nintendo difficile...). On peut aussi se demander jusqu'où tiendra le formule, notamment dans sa conception particulière de l'overwolrd qui nécessite un moyen de transport guidé : qu'est-ce que l'équipe peut proposer ensuite ? Un avion, une voiture ? On l'imagine mal. Les problèmes fourmillent, mais en l'état, c'est ici que la saga vit et flamboie, c'est ici qu'elle se refonde et se réinvente.



Koizumi, l'intriguant monsieur aux notices, qui serait peut-être le plus à même de tout remettre en ordre.


Voilà où en est Zelda... Une saga monstrueuse par la durée, qui a accompagné le jeu vidéo des consoles 8 bits aux plateformes actuelles sans avoir jamais réellement modifié les fondements de son système de jeu, même si Ocarina of Time et la 3D représentent évidemment une césure. C'est un exploit, mais aussi un carcan effroyable : « c'est un prototype dans lequel il faut absolument faire rentrer le jeu, à coups de chausse-pieds s'il le faut, et avant même d'avoir écrit une ligne du game design ou du scénario, sous peine de s'en prendre plein la gueule par Miyamoto, les joueurs, les critiques ou une combinaison des trois » (WildCat, GP). A moins qu'une donnée technique oblige à réaliser de gros changements, la saga semble incapable de faire le moindre pas en avant (au point qu'on finit par avoir l'impression que Nintendo expérimente à tout va sur ses consoles juste pour s'offrir une chance d'un renouvellement côté jeux !). Et Aonuma, qui au départ semblait constituer une percée dans le système rodé, est à son tour devenu un pôle à part entière (pôle en partie opposé aux vues de Miyamoto, certes, mais pôle quand-même).

La question que tu te poses, toi qui vient de perdre une après-midi de ta vie à tout lire, est donc : et après ?

Cet artwork est le seul truc qui peut nous donner une idée du futur, puisque c'est l'unique image qui a percé du prochain Zelda : un jeu Wii, toujours dans la veine sérieuse et noire de Twilight Princess, dont on ne sait pour l'instant pas grand chose. Sinon le concept, vaguement : les joueurs on très vite remarqué que la jeune fille diaphane se tenant derrière Link reprend de nombreux points habituels du design de l'épée (alors que lui n'en porte pas), déduisant qu'elle en serait en quelque sorte la personnification - Miyamoto et Aonuma ont depuis laissé entendre que c'était vrai. Mais à part le fait que l'équipe va travailler, via un nouveau système de captation, à une plus grande fidélité aux gestes réels du joueurs et de ses mouvements (coups d'épées) dans le jeu, rien n'a percé. Alors, encore repartis pour un tour ? Comme il l'a souvent fait, Aonuma nous rassure :

« Voilà quelque chose dont on débattait souvent avec M. Miyamoto, et nous sommes d'accord pour dire que si nous continuons à suivre la même structure encore et encore, nous pourrions être incapables de donner aux fans de Zelda de longue date une vraie surprise.
Nous avons donc essayé quelque chose de neuf en ce qui concerne la structure, cette fois. J'espère vraiment que les gens seront surpris des changements que nous avons faits pour cette version Wii.
On se concentre sur le rythme du jeu. Jusqu'à présent, le rythme normal était que vous exploriez un environnement, alliez dans un donjon, le finissiez et retourniez dans un endroit ouvert. On cherche à altérer cette progression traditionnelle. »


On veut bien le croire, mais il semble quand même que d'ici quelques années, la saga finira par s'écrouler sur elle-même, emporté par les académismes qu'elle a elle-même inventé. Miyamoto, producteur/designer débordé touchant à chacun des projets n'a plus directement dirigé un jeu quel qu'il soit depuis Ocarina of Time. Il peut ré-empiler, ce qui éviterait les conflits internes, mais ça apporterait difficilement de l'air frais. Existerait-il une alternative salvatrice au sein de Nintendo ?

Il se trouve que votre serviteur en a une !

Parce qu'en regardant bien, il y a un homme qui a activement participé aux deux épisodes ayant le mieux réussi à s'extraire des canons de la saga, sans même avoir eu à en redéfinir les règles : c'est Koizumi. C'est lui qui amène le scénario dans Link's Awakening, c'est lui qui a l'idée des trois jours sans cesse renouvelés pour Majora's Mask (qu'il codirige, rappelons-le), et c'est d'ailleurs aussi lui qui a chapoté Super Mario Galaxy et Donkey Kong Jungle Beat, soit les jeux Nintendo parmi les plus passionants des 10 dernières années. Alors moi je dis ça, je dis rien, on verra bien...





Le mois prochain, Sylvain vous expliquera comment
cette femme a finalement perdu la partie contre ces hommes...

      

... soit l'Histoire du Jeu d'aventures (et de l'humanité en général, hein).

A la prochaine !